Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/643

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d’où elle gagne la partie moyenne du corps, où elle demeure longtemps, nous procurant les seuls plaisirs véritables, selon moi, de notre vie animale, auprès desquels les autres sont peu de chose ; puis, continuant à progresser comme la vapeur qui va montant et s’exhalant, elle arrive finalement au gosier où elle stationne en dernier lieu. Je ne parviens cependant pas à comprendre comment on trouve encore de la satisfaction à boire quand on n’a plus soif et à se créer, par l’imagination, un appétit artificiel qui est contre nature ; mon estomac ne s’y prêterait pas, assez empêché qu’il est déjà de venir à bout de ce qu’il prend dans la limite de ses besoins. Ma constitution ne me donne l’envie de boire que comme conséquence de ce que j’ai mangé, aussi le coup par lequel je termine est-il[1] presque toujours le plus copieux. Dans la vieillesse notre palais est engorgé par les rhumes ou corrompu par quelque autre vice de notre organisme ; le vin alors nous semble meilleur au fur et à mesure qu’il a dégagé et lavé nos pores ; c’est du moins l’effet que j’en éprouve et rarement j’en distingue le goût quand je commence à boire. — Anacharsis s’étonnait de voir les Grecs boire à la fin de leurs repas dans de plus grands verres qu’au commencement ; c’était, je pense, par la même cause qui fait que les Allemands en agissent ainsi, c’est le moment où ils commencent à se faire raison les uns aux autres en buvant à qui mieux mieux.

Platon interdisait le vin aux adolescents, il le permettait avec quelques restrictions aux hommes faits ; son usage est nuisible aux vieillards. — Platon défend aux enfants de boire du vin avant dix-huit ans et de s’enivrer avant quarante ; à ceux qui ont dépassé cet âge, il pardonne d’y trouver leur plaisir et de faire, dans leurs repas, une plus large part à l’influence de Bacchus, cette bonne divinité qui rend la gaité à l’homme, et au vieillard la jeunesse ; qui adoucit les passions de l’âme, leur enlève leur acuité, comme le fer est amolli sous l’action du feu. Dans ses Lois, il admet que se réunir pour boire a de l’utilité, pourvu que ces réunions soient présidées par quelqu’un qui s’applique à les régler et à les contenir dans des bornes raisonnables ; l’ivresse étant, dit-il, une épreuve bonne et certaine qui fait bien ressortir la nature de chacun et qui aussi est éminemment propre à rendre aux personnes âgées le courage de participer aux délassements que procurent les danses et la musique, délassements qui sont utiles et auxquels ils n’oseraient se mêler, s’ils n’étaient un peu surrexcités. Platon reconnaît également au vin la vertu de tempérer les agitations de l’âme et d’entretenir la santé du corps ; toutefois, il approuve les restrictions ci-après, en partie empruntées des Carthaginois : Qu’on doit s’en abstenir quand, en guerre, on est en expédition ; que juges et magistrats doivent en agir de même, lorsqu’ils sont sur le point de remplir quelque devoir de leur charge et traiter des affaires publiques ; et aussi qu’il ne faut pas s’y abandonner de jour, temps qui doit être employé à d’autres occupations, non plus que les nuits où l’on projette de s’unir à la femme en vue

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