Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/645

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d’en avoir des enfants. — On dit que le philosophe Stilpon, accablé des maux de la vieillesse, hâta volontairement sa fin, en buvant du vin pur. En agissant de même, mais sans propos délibéré, le philosophe Arcésilas perdit le peu qui lui restait de ses forces déjà affaiblies par son grand âge.

Le vin peut-il triompher de la sagesse ? Pour répondre, il suffit de réfléchir à la faiblesse humaine. — C’est une plaisante question qui date de longtemps, que de savoir « si l’âme du sage est à même de résister à la force du vin », « au cas où le vin s’attaquerait au sage (Horace) ». — La vanité nous incite par trop à avoir bonne opinion de nous. L’âme la mieux pondérée, la plus parfaite, a déjà bien à faire de se tenir debout et de se préserver d’être jetée à terre par sa propre faiblesse ; sur mille, il n’en est pas une qui, un seul instant de sa vie, soit stable et d’aplomb ; à en juger par sa nature même, on peut douter que cela puisse être ; et si c’était et que ce fût d’une façon constante, ce serait le plus haut degré de la perfection. Mais pour cela, il faudrait qu’aucun choc susceptible de l’ébranler ne survint, ce que mille accidents peuvent amener : Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et s’observer, un philtre amoureux le rend fou ; croit-on que Socrate n’eût pu, tout comme un portefaix, être terrassé par une attaque d’apoplexie ? Les uns, à la suite de maladie, ont oublié jusqu’à leur nom, d’autres ont perdu la raison par le fait de blessures insignifiantes. — Si sage qu’on le suppose, le sage n’est en définitive qu’un homme ; et qu’y a-t-il de plus caduc, de plus misérable, qui tienne plus du néant que l’homme ? La sagesse ne l’emporte pas sur les conditions que la nature nous a imposées : « Sous le coup de la terreur, le corps pâlit et se couvre de sueur, la langue s’embarrasse, la voix s’éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, toute la machine se relâche et s’effondre (Lucrèce). » Pas plus qu’un autre, le sage ne peut empêcher qu’instinctivement ses yeux ne cillent quand un coup la menace, n’est exempt, s’il se trouve sur le bord d’un précipice, de ce même frémissement qui s’emparerait d’un enfant ; la nature a voulu se réserver ces légères marques d’autorité, dont ne sauraient triompher ni notre raison ni la vertu des stoïciens, pour lui rappeler qu’il est mortel et combien il est peu de chose : la peur le fait pâlir, la honte le fait rougir, la colique lui arrache des gémissements, peut-être pas sur un ton aigu et désespéré, mais tout au moins d’une voix brisée et éteinte. « Il ne saurait s’imaginer être à l’abri d’aucun accident humain (Térence). » Les poètes qui accommodent tout à leur fantaisie, n’osent seulement pas affranchir leurs héros de verser des larmes : « Ainsi parlait Énée en pleurant, tandis que sa flotte voguait à pleines voiles (Virgile). » Que le sage se contente donc de contenir et de modérer ses penchants, les anéantir n’est pas en son pouvoir. — Plutarque lui-même, ce juge si perspicace et si parfait des hommes, en voyant Brutus et Torquatus faire mettre leurs enfants à mort, a des doutes et se demande si la vertu peut s’élever jusque-là, ou si tous deux n’ont pas cédé plutôt aux obsessions de quel-