Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/647

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

que autre passion. Toutes les actions humaines qui sortent de l’ordinaire prêtent à être prises en mauvaise part, d’autant que nous n’admettons pas davantage ce qui est au-dessus de ce que nous approuvons, que ce qui est au-dessous.

Les faits d’impassibilité que nous relevons chez les philosophes et les martyrs sont le résultat d’une surexcitation due à un enthousiasme frénétique. — Sans chercher nos exemples dans cette secte qui fait expressément profession de fierté ; quand, dans celle-là même, considérée comme la moins sévère, nous entendons Métrodore se vanter ainsi : « Je t’ai matée, ô Fortune, je t’ai réduite à l’impuissance ; j’ai fermé toutes les avenues par lesquelles tu pouvais arriver jusqu’à moi (Cicéron) » ; — quand Anaxarque, par l’ordre de Nicocréon tyran de Chypre, couché dans une auge de pierre et assommé à coups de maillet en fer, répète sans cesse : « Frappez, brisez, ce n’est pas Anaxarque que vous pilez ainsi, ce n’est que son enveloppe » ; — quand nous voyons nos martyrs crier du milieu des flammes au tyran qui ordonne leur supplice : « Ce côté est suffisamment rôti, hache-le, mange-le, il est cuit à point, passe à l’autre maintenant » ; — quand Josèphe nous cite cet enfant qui, le corps tout déchiré par les tenailles mordantes, transpercé par les alènes d’Antiochus, le défie encore, lui criant d’une voix ferme et assurée : « Tyran, tu perds ton temps ; je suis toujours à l’aise ; où donc est cette douleur, où sont ces tourments dont tu me menaçais ? Est-ce tout ce que tu sais faire ? Ma constance te cause plus de peine que je ne ressens l’effet de ta cruauté. Ô lâche imbécile ! tu te lasses et moi je suis de plus en plus fort. Fais donc que je me plaigne, que je fléchisse, que je me rende, si cela est en ton pouvoir ! Ranime le courage de tes satellites et de tes bourreaux ; le cœur leur manque, ils n’en peuvent plus ! donne-leur de nouveaux instruments de torture et qu’ils redoublent d’acharnement ! » — quand on voit de pareils faits, on est certes amené à reconnaitre que ces âmes ont quelque chose de dérangé et sont en proie à une sorte de frénésie qui, si sainte qu’elle soit, n’en est pas moins de la frénésie.

Cette surexcitation apparaît également sous l’effet d’idées fixes qui peuvent élever parfois l’âme au-dessus d’elle-même. — Quand nous en arrivons à ces saillies de l’école stoïcienne : « Je préfère être furieux plutôt que voluptueux », ce qui est un mot d’Antisthènes ; — « J’aime mieux l’étreinte de la douleur que celle de la volupté », dit par Sextius ; — quand Épicure semble se délecter à souffrir de la goutte et que, se refusant le repos et la santé, de gaité de cœur, il défie les maux qui peuvent l’atteindre ; que méprisant les douleurs qui peuvent se supporter, dédaignant d’entrer en lutte avec elles et de les combattre, il en souhaite et en appelle de plus fortes, de plus poignantes, qui soient dignes de lui : « Ne faisant pas cas de ces animaux timides, il voudrait qu’un sanglier écumant vint s’offrir à lui, ou qu’un lion à la crinière fauve descende de la montagne (Virgile) » ; qui ne juge que ce ne sont là