Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/648

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giste ?Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut : il faut qu’elle le quitte, et s’esleue, et prenant le frein aux dents, qu’elle emporte, et rauisse son homme, si loing, qu’apres il s’estonne luy-mesme de son faict. Comme aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souuent à franchir des pas si hazardeux, qu’estans reuenuz à eux, ils en transissent d’estonnement les premiers. Comme aussi les Poëtes sont épris souvent d’admiration de leurs propres ouurages, et ne reconnoissent plus la trace, par où ils ont passé vne si belle carriere. C’est ce qu’on appelle aussi en eux ardeur et manie. Et comme Platon dict, que pour neant hurte à la porte de la poësie, vn homme rassis : aussi dit Aristote qu’aucune ame excellente, n’est exempte de meslange de folie. Et a raison d’appeller folie tout eslancement, tant louable soit-il, qui surpasse nostre propre iugement et discours. D’autant que la sagesse est vn maniment reglé de nostre ame, et qu’elle conduit auec mesure et proportion, et s’en respond. Platon argumente ainsi, que la faculté de prophetizer est au dessus de nous : qu’il faut estre hors de nous, quand nous la traittons : il faut que nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil, ou par quelque maladie, ou enleuée de sa place par vn rauissement celeste.

CHAPITRE III.

Coustume de l’Isle de Cea.


Si philosopher c’est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme ie fais, doit estre doubter : car c’est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c’est l’authorité de la volonté diuine qui nous regle sans contredit, et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations.Philippus estant entré à main armée au Peloponese, quelcun disoit à Damidas, que les Lacedemoniens auroient beaucoup à souffrir, s’ils ne se remettoient en sa grace : Et poltron, respondit-il, que peuuent souffrir ceux qui ne craignent point la mort ? On demandoit aussi à Agis, comment vn homme pourroit viure libre, Mesprisant, dit-il, le mourir. Ces propositions et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent euidem-