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TRADUCTION. — LIV. II, CH. II.

que des boutades d’un courage jeté hors de lui par sa propre surexcitation ?

Notre âme, dans son état normal, ne saurait atteindre à pareille hauteur ; il faut qu’elle sorte de cet état, s’élève et que, prenant le mors aux dents, elle emporte et ravisse son homme si haut que, revenu à soi, lui-même soit étonné de ce qu’il a fait. C’est ce qui arrive à la guerre où la chaleur du combat pousse parfois de valeureux soldats à de si audacieuses aventures que, revenus à eux, ils en sont tout les premiers transis d’étonnement. Un fait analogue se rencontre chez les poètes qui, transportés d’admiration pour leurs propres ouvrages, ne comprennent pas comment ils ont pu produire de pareilles beautés ; c’est ce qu’on appelle, chez eux, verve et ardeur poétiques. Un homme aux idées sérieuses frappera toujours en vain aux portes de la poésie, dit Platon ; de son côté, Aristote prétend que si parfaite que soit l’âme, elle n’est pas exempte d’un grain de folie ; et il appelle à juste titre folie ces envolées, si louables soient-elles, qui dépassent notre jugement et notre raison. La sagesse, elle, n’est autre qu’une direction régulière, imprimée à notre âme dont elle s’est faite caution et qu’elle conduit avec mesure, en tenant compte de toutes les circonstances ambiantes. On trouve dans Platon la pensée suivante : « Le don de prophétie excède nos facultés ; s’il nous arrive de prophétiser, c’est que nous ne sommes plus en possession de nous-mêmes ; c’est que le sommeil, la maladie, paralysent notre entendement ou qu’une inspiration céleste l’a déplacé. »

CHAPITRE III.

À propos d’une coutume de l’île de Céa.

On dit que philosopher, c’est douter ; à plus forte raison est-ce être dans le doute que d’émettre, comme je le fais, des idées niaises et fantasques ; mais c’est affaire aux apprentis de s’enquérir et de discuter et au maître de décider. Mon maître à moi, c’est l’autorité émanant de la volonté divine, laquelle fait loi, nous régit sans conteste et plane au-dessus de toutes les vaines discussions des hommes.

Il y a des accidents pires que la mort ; qui ne la craint pas, brave toutes les tyrannies et toutes les injustices. — Philippe étant entré avec son armée dans le Péloponèse, quelqu’un dit à Damindas que les Lacédémoniens auraient fort à souffrir s’ils ne demandaient grâce : « Eh, poltron ! lui répondit celui-ci, que peuvent avoir à souffrir ceux qui ne craignent pas la mort ? » — On demandait à Agis comment un homme pouvait faire pour vivre libre : « En méprisant la mort, » dit-il. — Ces propos et mille au-