Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/653

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graves conviennent les remèdes les plus énergiques. — Le grammairien Servius, souffrant de la goutte, ne trouva rien de mieux. que d’employer un poison qui amena la paralysie des jambes ; pourvu qu’elles devinssent insensibles, peu lui importait de devenir impotent. Dieu fait assez pour nous quand il nous donne possibilité d’en agir comme bon nous semble, lorsque nous estimons que vivre nous est pire que mourir. — C’est être faible que de céder au mal, mais c’est folie que de l’entretenir. — Les stoïciens estiment que, pour le sage, c’est vivre conformément aux lois de la nature que de mettre fin à ses jours, alors même qu’il est complètement heureux, si le moment est opportun ; pour le fou, de continuer à vivre, si misérable que soit son existence, pourvu qu’il ait sa large part des choses que l’on dit être dans l’ordre naturel. — De même que je ne viole pas les lois faites contre les voleurs quand j’emporte mon bien et coupe[1] moi-même ma bourse, non plus que celles contre les incendiaires quand je brûle mon bois, je ne contreviens pas davantage à celles faites contre le meurtre quand je m’ôte la vie. — Hégésias disait que de même que les conditions de notre vie sont dépendantes de nous, nous devons aussi disposer des conditions de notre mort. — Diogène rencontrant se faisant porter en litière le philosophe Speusippe depuis longtemps affligé d’hydropisie, celui-ci lui cria : « Je te souhaite le bonjour, Diogène ! » À quoi ce dernier répliqua : « Moi, je ne te souhaite rien, à toi qui supportes de vivre dans l’état où tu es. » Quelque temps après, las de l’existence dans de si pénibles conditions, Speusippe se donnait la mort.

Objections contre le suicide. — Mais à cela, que d’objections ! Certains estiment que nous ne pouvons abandonner ce monde où nous tenons garnison, sans le commandement exprès de celui qui nous y a placés ; que c’est à Dieu qui nous a envoyés ici-bas, non pour notre seul agrément mais pour sa gloire et le service d’autrui, qu’il appartient de nous donner congé quand il lui plaira et non à nous de le prendre ; que nous ne sommes pas nés seulement pour nous mais aussi pour notre pays. — Les lois, dans leur propre intérêt, nous demandent compte de nous-mêmes et peuvent nous poursuivre comme homicide, et, d’autre part, dans l’autre monde, nous sommes punis pour avoir déserté notre poste : « Plus loin, se tiennent, accablés de tristesse, ceux qui, n’ayant à se punir d’aucun crime, se sont donné la mort en haine de la lumière, rejetant le fardeau de la vie (Virgile). »

C’est une lâcheté de fuir l’adversité. — Il y a bien plus de courage à attendre que tombent d’eux-mêmes, par suite de leur usure, les fers qui nous enchaînent qu’à les rompre, et Régulus fit preuve de plus de fermeté que Caton. C’est le manque de discrétion et l’impatience qui nous font hâter le moment fatal. La vertu vraiment digne de ce nom ne cède devant aucun accident quel qu’il soit ; les maux et la douleur sont en quelque sorte ses aliments et elle les recherche ; les menaces des tyrans, les tourments, les bour-

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