Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/654

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

et la douleur, comme son aliment. Les menasses des tyrans, les gehennes, et les bourreaux, l’animent et la viuifient.

Duris vt ilex tonsa bipennibus
Nigræ feraci frondis in Algido
Per damna, per cædes, ab ipso
Ducit opes animúmque ferro.

Et comme dict l’autre :

Non est vt putas virtus, pater,
Timere vilam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.

Rebus in aduersis facile est contemnere mortem,
Fortius ille facit, qui miser esse potest.

C’est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans vn creux, souz vne tombe massiue, pour euiter les coups de la Fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu’il face :

Si fractus illabatur orbis,
Impauidam ferient ruine.

Le plus communement, la fuitte d’autres inconueniens, nous pousse à cetluy-cy. Voire quelquefois la fuitte de la mort, faict que nous y courons :

Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori ?

Comme ceux qui de peur du precipice s’y lancent eux-mesmes.

Multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali : fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest.

Vsque adeo, mortis formidine, vitæ
Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
Vt sibi consciscant mærenti pectore lethum,
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.

Platon en ses loix ordonne sepulture ignominicuse à celuy qui a priué son plus proche et plus amy, sçauoir est soy mesme, et de la vie, et du cours des destinées, non contraint par iugement publique, ny par quelque triste et ineuitable accident de la Fortune, ny par vne honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d’vne ame craintiue. Et l’opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule. Car en fin c’est nostre estre, c’est nostre tout. Les choses qui ont vn estre plus noble et plus riche, peuuent accuser le nostre : mais c’est contre Nature, que nous nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir ; c’est vne maladie particuliere, et qui ne se voit en aucune autre creature, de se hayr et desdaigner. C’est de pareille vanité, que nous desirons estre autre chose, que ce que nous sommes. Le fruict d’vn tel desir ne nous touche pas, d’autant qu’il se contredit et s’empesche en soy : celuy qui desire d’estre faict d’vn homme ange, il ne faict rien pour luy. Il n’en vaudroit de rien mieux, car n’estant plus, qui se resiouyra et ressentira de cet amendement pour luy ?

Debet enim, miserè cui fortè ægréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cùm male possit
Accidere.

La securité, l’indolence, l’impassibilité, la priuation des maux de cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte