Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/657

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tons en nous donnant la mort, ne nous deviennent d’aucune commodité ; c’est pour rien qu’évite la guerre celui qui ne peut jouir de la paix, pour rien que fuit la peine celui qui ne peut savourer le repos.

Pour ceux qui admettent comme licite de se donner la mort, dans quel cas est-on fondé à user de cette faculté ? — Chez ceux qui pensent qu’il est licite de se donner la mort, il est un point qui fait grand doute : quand les circonstances sont-elles suffisamment justifiées pour qu’un homme soit fondé à se tuer, à faire ce qu’ils appellent « une sortie raisonnable » ? Bien qu’ils admettent que souvent des causes légères peuvent motiver une semblable détermination puisque, dans la vie, tout ce qui nous arrive est de peu d’importance, encore faut-il y apporter quelque mesure. Il y a des dispositions d’esprit, absolument dénuées de sens et de raison, qui ont poussé non pas seulement des hommes isolés, mais des peuples à se détruire. J’en ai précédemment cité des exemples, en voici un autre : Par suite d’une entente tenant de la folie furieuse, les jeunes filles de Milet se pendaient les unes après les autres ; cela ne prit fin que lorsque le magistrat, intervenant, eut ordonné que celles qui seraient ainsi trouvées pendues seraient, toutes nues, traînées par la ville, avec cette même corde qui leur aurait servi à se pendre.

Tant que demeure un reste d’espérance on ne doit pas disposer de sa vie. — Threycion pressait Cléomène de se tuer, en raison du mauvais état dans lequel se trouvaient ses affaires, et, puisqu’il avait fui une mort honorable qu’il eût pu trouver dans le combat qu’il venait de perdre, d’en accepter une autre qui, pour l’être moins, priverait cependant le vainqueur de la satisfaction de lui faire souffrir ou une mort ou une vie honteuses. Cléomène, avec un courage tout lacédémonien et vraiment stoïque, écarta ce conseil, le tenant pour lâche et efféminé : « C’est, dit-il, une ressource qui ne peut jamais faire défaut et à laquelle il ne faut avoir recours tant qu’il reste encore la moindre parcelle d’espérance ; vivre, c’est quelquefois faire preuve de fermeté et de vaillance ; je veux que ma mort elle-même soit utile à mon pays et soit un acte qui témoigne de mon courage et me fasse honneur. » Threycion, conséquent avec lui-même, se tua ; Cléomène en fit autant par la suite, mais seulement après avoir, jusqu’à la fin, essayé de maîtriser la fortune.

Les revirements de la fortune sont tels qu’il n’y a jamais lieu de désespérer. — Tous les inconvénients de la vie ne valent pas qu’on se donne la mort pour les éviter ; et puis, les choses humaines sont sujettes à de tels revirements, qu’il est difficile d’apprécier le moment où nous sommes fondés à renoncer à toute espérance : « Étendu sur l’arène, le gladiateur vaincu espère encore la vie, alors que déjà la foule menaçante fait le geste qui ordonne sa mort (Pentadius). »

L’homme, dit un aphorisme de l’antiquité, est en droit de tout