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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/661

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fuyant la cruauté d’Antiochus, allaient, après avoir fait circoncire leurs enfants, se jeter avec eux dans un précipice. — On m’a conté qu’un homme de qualité se trouvant en prison sous le coup de poursuites criminelles, ses parents, avertis qu’il serait certainement condamné à mort, pour éviter la honte du supplice, donnèrent commission à un prêtre de lui dire qu’il était pour lui un moyen souverain d’obtenir sa délivrance ; qu’à cet effet, il se recommandât à tel saint lui faisant tel et tel vœu, et demeurât huit jours sans prendre la moindre nourriture, quelque défaillance et faiblesse qu’il en ressentit. Il le crut, et de la sorte, sans y penser, se délivra de la vie et du danger qui le menaçait. — Scribonia donna le conseil à son neveu Libo de se tuer plutôt que d’attendre l’intervention de la justice, faisant valoir que c’était faire précisément les affaires d’autrui, que de conserver sa vie pour la remettre entre les mains de gens qui, trois ou quatre jours après, viendraient la chercher ; que c’était aller au-devant des désirs de ses ennemis, que de garder son sang pour qu’ils puissent s’en repaître à loisir. On lit dans la Bible que Nicanor, persécutant les fidèles observateurs de la loi de Dieu, envoya ses gardes pour se saisir de Rasias, vieillard de haute vertu, honoré de tous et pour cela surnommé le « Père des Juifs ». Se voyant perdu, sa porte brûlée, ses ennemis prêts à s’emparer de lui, cet homme de bien se frappa de son épée, préférant mourir noblement plutôt que de tomber entre les mains des méchants et d’avoir à subir des traitements indignes de son rang. Mais, dans sa hâte, le coup ayant mal porté, il courut se jeter du haut en bas d’un mur, se laissant choir sur la troupe assaillante ; celle-ci s’écartant pour lui faire place, il tomba directement sur la tête. Conservant, malgré sa chute, quelques restes de vie, il fait effort sur lui-même, se relève et, tout ensanglanté et meurtri, forçant le cercle de ceux qui l’entourent, il cherche à atteindre le bord d’un rocher taillé à pic, pour s’en précipiter ; mais, n’en pouvant plus, obligé de s’arrêter, il tire à deux mains ses entrailles par l’une de ses plaies, les déchire, les froisse et les jette à la tête de ceux qui le poursuivent, prenant le ciel à témoin de la justice de sa cause et appelant sur eux la vengeance divine.

Elle est glorieuse chez les femmes qui n’ont d’autre moyen de conserver leur honneur ou auxquelles il a été ravi par violence, ce dont beaucoup toutefois finissent par prendre leur parti. — Parmi les violences faites à la conscience, les plus à éviter, à mon avis, sont celles qui portent atteinte à la chasteté des femmes ; d’autant que, du fait même de la nature, notre conduite en pareil cas étant inséparable du sentiment de plaisir qu’elle éveille en nos sens, le dissentiment qui l’inspire cesse d’être notre unique mobile, et il semble que toujours, aux exigences que nous mettons en avant contre elles, s’associent quelque peu nos appétits sensuels. L’histoire ecclésiastique conserve avec respect la mémoire de certaines femmes pieuses qui eurent recours à la mort pour se défendre des outrages dont étaient menacées leur religion