Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/681

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temps que lui. » Quiconque a à redouter le châtiment, le subit déjà ; et quiconque l’a mérité, l’appréhende. La méchanceté engendre des tourments contre elle-même : « Le mal retombe sur celui qui l’a conseillé (Gellius) » ; ainsi fait la guêpe qui, lorsqu’elle pique et offense autrui, se nuit encore plus à elle-même, car elle y perd son aiguillon et avec lui sa force pour jamais : « Elle laisse la vie dans la blessure qu’elle a faite (Virgile). » — Les cantharides ont une partie d’elles-mêmes qui, par une antithèse de la nature, est l’antidote des empoisonnements qu’elles causent. C’est aussi ce qui se passe chez qui prend plaisir au vice : il en éprouve au fond de sa conscience un déplaisir qui, soit qu’il veille, soit qu’il dorme, tourmente péniblement et d’une façon continue son imagination : « Beaucoup de coupables révèlent, dans le sommeil ou le délire de la fièvre, des crimes qu’ils ont longtemps tenus cachés (Lucrèce). » — Apollodore voyait en rêve que les Scythes l’écorchaient, puis le mettaient à bouillir dans une marmite, tandis que son âme lui murmurait : « C’est moi qui suis cause de tous ces maux. » — Le méchant, dit Épicure, n’a où se cacher, parce qu’il n’est sûr d’être caché nulle part, sa conscience le dénonçant à lui-même. « La première punition du coupable est de ne pouvoir s’absoudre à ses propres yeux (Juvénal). »

Par contre, une bonne conscience nous donne confiance. — Si la conscience nous inspire de la crainte, elle nous donne aussi de l’assurance et de la confiance ; et je puis dire m’être comporté en plusieurs circonstances difficiles avec beaucoup plus de fermeté, par la conviction intime où j’étais de la pureté de mes intentions et de ma volonté de ne pas m’en départir : « Selon le témoignage qu’on se rend à soi-même, on a le cœur rempli de crainte ou d’espérance (Ovide). » — De cela, il y a mille exemples ; il me suffira d’en citer trois d’un même personnage : Scipion était un jour sous le coup d’une grave accusation portée contre lui devant le peuple romain ; au lieu de s’excuser et de chercher à attendrir ses juges : « Il vous sied bien, leur dit-il, de vouloir juger une accusation capitale contre celui auquel vous devez de pouvoir juger le monde entier ! » — Une autre fois, au lieu de se défendre contre les imputations dont il était l’objet de la part d’un tribun du peuple : « Citoyens, dit-il pour toute réponse, allons rendre grâce aux dieux de la victoire, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire, qu’ils m’ont donné de remporter sur les Carthaginois ! » marchant alors et se dirigeant vers le temple, le voilà suivi de toute l’assemblée et de son accusateur lui-même. — Pétilius ayant été suscité contre lui par Caton pour lui demander compte des fonds qu’il avait eus à administrer dans la province d’Antioche, Scipion, venu au Sénat à cet effet, présenta son livre de comptes qu’il tira de dessous sa robe et affirma que recettes et dépenses y étaient toutes fidèlement transcrites. Et, comme on lui demandait d’en faire le dépôt au greffe, il refusa disant ne pas vouloir s’imposer une pareille honte ; en même temps, de ses mains, en plein sénat, il le déchirait, le mettant en pièces. —