Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/688

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qu’il faut necessairement qu’elle soit insensible. Ce sont les approches que nous auons à craindre et celles-là peuuent tomber en experience.Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination, que par effect. I’ay passé vne bonne partie de mon aage en vne parfaite et entiere santé : ie dy non seulement entiere, mais encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste, me faisoit trouuer si horrible la consideration des maladies, que quand ie suis venu à les experimenter, i’ay trouué leurs pointures molles et lasches au prix de ma crainte. Voicy que i’espreuue tous les iours Suis-ie à couuert chaudement dans vne bonne sale, pendant qu’il se passe vne nuict orageuse et tempesteuse : ie m’estonne et n’afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne : y suis-ie moy-mesme, ie ne desire pas seulement d’estre ailleurs. Cela seul, d’estre tousiours enfermé dans vne chambre, me sembloit insupportable ie fus incontinent dressé à y estre vne semaine, et vn mois, plein d’émotion, d’alteration et de foiblesse et ay trouué que lors de ma santé, ie plaignois les malades beaucoup plus, que ie ne me trouue à plaindre moy-mesme, quand i’en suis ; et que la force de mon apprehension encherissoit pres de moitié l’essence et verité de la chose. T’espere qu’il m’en aduiendra de mesme de la mort et qu’elle ne vaut pas la peine que ie prens à tant d’apprests que ie dresse, et tant de secours que l’appelle et assemble pour en soustenir l’effort. Mais à toutes aduantures nous ne pouuons nous donner trop d’auantage.Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes, il ne me souvient pas bien de cela, m’estant allé vn iour promener à vne lieue de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres ciuiles de France ; estimant estre en toute seureté, et si voisin de ma retraicte, que ie n’auoy point besoin de meilleur equipage, i̇’auoy pris vn cheual bien aisé, mais non guere ferme. À mon retour, vne occasion soudaine s’estant presentée de m’aider de ce cheual à vn seruice, qui n’estoit pas bien de son vsage, vn de mes gens grand et fort, monté sur vn puissant roussin, qui auoit vne bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et deuancer ses compaignons, vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme vn colosse sur le petit homme et petit cheual, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous enuoyant l’vn et l’autre les pieds contre-mont : si que voila le cheual abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, estendu à la renuerse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que