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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/691

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main, à plus de dix pas de moi et ma ceinture en pièces. C’est jusqu’ici le seul évanouissement que j’aie eu. Ceux qui m’accompagnaient, après avoir essayé, par tous les moyens en leur pouvoir, de me faire revenir à moi, me crurent tué, et, me prenant dans leurs bras, m’emportèrent avec beaucoup de difficulté, gagnant ma maison qui était encore loin de là, à environ une demi-lieue de France. En chemin, après plus de deux longues heures durant lesquelles je semblais mort, je commençai à faire quelques mouvements et à respirer ; une si grande quantité de sang s’était épanché dans mon estomac que, pour l’en débarrasser, la nature eut besoin d’amener une réaction. On me remit debout et je rendis à gros bouillons un plein seau de sang pur ; plusieurs fois dans le trajet, il en fut de même. Grâce à cela, je commençai à renaître ; mais ce ne fut que peu à peu et il fallut tant de temps que, tout d’abord, ce que je ressentais touchait plus à la mort qu’à la vie : « Car, encore incertaine de son retour, l’âme étonnée ne peut s’affermir (Le Tasse). »

Ce qu’il éprouva pendant cette défaillance et en reprenant ses sens. — Ce souvenir, qui est demeuré fortement gravé en mon âme et où la mort m’est pour ainsi dire apparue avec l’aspect qu’elle doit réellement avoir, me causant l’impression que nous devons en éprouver, me réconcilie en quelque sorte avec elle. Lorsque je commençai à y voir, ma vue était si trouble, si faible, si éteinte, que je ne discernais tout d’abord rien autre que la lumière, « comme quelqu’un qui, moitié éveillé, moitié endormi, tantôt ouvre les yeux et tantôt les ferme (Le Tasse) ». Quant aux fonctions de l’âme, elles reprenaient à peu près dans la même mesure que le corps revenait à la vie. Je me vis tout sanglant, mon pourpoint ayant été complètement taché du sang que j’avais rendu. La première pensée qui me vint, fut que j’avais reçu un coup d’arquebuse dans la tête ; et de fait, on en entendait retentir en ce moment, de ci, de là, autour de nous. Il me semblait que ma vie était suspendue au bord de mes lèvres et je fermais les yeux pour, à ce que je m’imaginais, aider à la détacher de moi, me complaisant dans cet état de langueur et aussi à me sentir m’en aller. En mon âme, c’était comme une impression vague du retour de la faculté de penser, encore mal définie, que je soupçonnais plutôt que je ne ressentais, sensation tendre et douce comme tout ce que j’éprouvais, non seulement exempte de déplaisir, mais rappelant cette quiétude qui s’empare de nous quand, peu à peu, nous nous laissons gagner par le sommeil.

Les affres de la mort sont les effets d’une désorganisation physique, l’âme n’y participe pas. — Je crois que c’est en cet état que doivent se trouver ceux qui, à l’agonie, sont, de faiblesse, tombés en défaillance ; et j’estime que nous les plaignons sans raison, parce qu’à tort nous pensons que leur agitation provient de douleurs extrêmes ou qu’ils sont en proie à de pénibles pensées. J’ai toujours été d’avis, contrairement à l’opinion de quelques-uns et même à celle d’Étienne de la Boëtie, que ceux