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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/692

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approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par accident d’vne apoplexie, ou mal caduc,

(vi morbi sæpe coactus
Ante oculos aliquis nostros, vt fulminis ictu,
Concidit, et spumas agit : ingemit, et fremit artus,
Desipit, extentat neruos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in iactando membra fatigat,)

ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller, et rendre par fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes, par où il semble qu’il leur reste encore de la cognoissance, et quelques mouuemens que nous leur voyons faire du corps : i’ay tousiours pensé, dis-ie, qu’ils auoient et l’ame et le corps enseueli, et endormy.

Viuit, et est vitæ nescius ipse suæ.

Et ne pouuois croire qu’à vn si grand estonnement de membres, et si grande défaillance des sens, l’ame peust maintenir aucune force au dedans pour se recognoistre : et que par ainsin ils n’auoient aucun discours qui les tourmentast, et qui leur peust faire iuger et sentir la misere de leur condition, et que par consequent, ils n’estoient pas fort à plaindre.Ie n’imagine aucun estat pour moy si insupportable et horrible, que d’auoir l’ame vifue, et affligée, sans moyen de se declarer. Comme ie dirois de ceux qu’on enuoye au supplice, leur ayant couppé la langue : si ce n’estoit qu’en cette sorte de mort, la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée d’vn ferme visage et graue. Et comme ces miserables prisonniers qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement, pour les contraindre à quelque rançon excessiue et impossible tenus cependant en condition et en lieu, où ils n’ont moyen quelconque d’expression et signification de leurs pensées et de leur misere.Les Poëtes ont feint quelques Dieux fauorables à la deliurance de ceux qui trainoient ainsin vne mort languissante :

Hunc ego Diti
Sacrum iussa fero, téque isto corpore soluo.

Et les voix et responses courtes et descousues, qu’on leur arrache quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et de les tempester, ou des mouuemens qui semblent auoir quelque consentement à ce qu’on leur demande, ce n’est pas tesmoignage qu’ils viuent pourtant, au moins vic vie entiere. Il nous aduient ainsi sur le beguayement du sommeil, auant qu’il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe, ce qui se faict autour de nous, et suyure