Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/694

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les voix, d’vne ouye trouble et incertaine, qui semble ne donner qu’aux bords de l’ame : et faisons des responses à la suitte des dernieres paroles, qu’on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens.Or à present que ie l’ay essayé par effect, ie ne fay nul doubte que ie n’en aye bien iugé iusques à cette heure. Car premierement estant tout esuanouy, ie me trauaillois d’entr’ouurir mon pourpoinct à beaux ongles, car i̇’estoy desarmé, et si sçay que ie ne sentois en l’imagination rien qui me bleşsast. Car il y a plusieurs mouuemens en nous, qui ne partent pas de nostre ordonnance.

Semianimésque micant digiti, ferrumque retractant.

Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au deuant de leur cheute, par vne naturelle impulsion, qui fait que nos membres se prestent des offices, et ont des agitations à part de nostre discours :

Falciferos memorant currus abscindere membra,
Vt tremere in terra videatur ab artubus, id quod
Decidit abscisum, cùm mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali, non quit sentire dolorem.

I’auoy mon estomach pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient d’elles-memes, comme elles font souuent, où il nous demange, contre l’aduis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mesmes, apres qu’ils sont trespassez, ausquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience, qu’il a des parties qui se branslent, dressent et couchent souuent sans son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l’escorse, ne se peuuent dire nostres. Pour les faire nostres, il faut que l’homme y soit engagé tout entier : et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous.Comme i’approchay de chez moy, où l’alarme de ma cheute auoit desia couru, et que ceux de ma famille m’eurent rencontré, auec les cris accoustumez en telles choses : non seulement ie respondois quelque mot à ce qu’on me demandoit, mais encore ils disent que ie m’aduisay de commander qu’on donnast vn cheual à ma femme, que ie voyoy s’empestrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et mal-aisé. Il semble que cette consideration deust partir d’vne ame esueillée ; si est-ce que ie n’y estois aucunement : c’estoyent des pensemens vains en nue, qui estoyent esmeuz par les sens des yeux et des oreilles : ils ne venoyent pas de chez moy. Ie ne sçauoy pourtant ny d’où ie venoy, ny où i’aloy, ny ne pouuois poiser et considerer ce qu’on me demandoit : ce sont de legers effects, que les sens produysoyent d’eux mesmes, comme d’vn vsage : ce que l’ame y prestoit, c’estoit en songe, touchée bien legerement, et comme lechée seulement et arrosée par la molle impression des sens. Cependant mon assiette estoit à la verité tres-