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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/695

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suivons ce qui se dit, mais n’en recevons qu’une perception vague et imparfaite qui semble ne faire qu’effleurer l’âme, et les réponses que nous pouvons faire aux paroles qui nous sont dites en dernier lieu, tiennent plus du hasard qu’elles n’ont de sens.

Au début de son accident Montaigne était anéanti ; à ce moment où la mort était si proche, sa béatitude était complète. — Maintenant que j’en ai fait l’expérience, je ne doute pas que ce que j’en ai jugé jusqu’ici, ne soit exact. D’abord, étant complètement évanoui, je travaillais à force avec mes ongles (car j’étais désarmé) à ouvrir mon pourpoint, et cependant je n’avais pas impression d’être blessé, mais nous avons souvent des mouvements dont nous sommes inconscients : « Les doigts mourants se contractent et ressaisissent le fer qui leur échappe (Virgile) » ; quand nous tombons, nous portons, dans notre chute, les bras en avant par une impulsion naturelle à nos membres qui se rendent mutuellement service et ont des mouvements indépendants de notre volonté : « On dit que, dans les combats, les chars armés de faux coupent les membres des combattants avec tant de rapidité, qu’on les voit à terre palpitants, avant que la douleur d’un coup si prompt ait pu parvenir jusqu’à l’âme (Lucrèce). » — J’avais l’estomac oppressé par ce sang caillé ; mes mains s’y portaient d’elles-mêmes, comme elles font souvent, sans que nous le voulions, quand nous éprouvons quelque part des démangeaisons. Il y a des animaux, et cela se produit même en l’homme, chez lesquels, après la mort, on voit se contracter et remuer les muscles ; chacun sait par lui-même que certaines parties de notre corps s’agitent, se tendent, se détendent souvent, sans que nous y ayons intention. Or, ces souffrances qui nous effleurent à peine, ne sont pas nôtres ; pour qu’elles fussent nôtres, il faudrait que nous y soyons engagés tout entiers ; c’est le cas des douleurs qui nous peuvent survenir aux mains et aux pieds pendant que nous dormons, nous ne nous en rendons pas compte.

Comme j’approchais de chez moi, où déjà la nouvelle de ma chute était parvenue et avait répandu l’alarme, les personnes de ma famille venues à ma rencontre, gémissant et criant comme il arrive en pareil occurrence, non seulement je répondais quelques mots aux questions qu’on m’adressait, mais, paraît-il, je m’avisai même de commander qu’on donnât un cheval à ma femme que je voyais s’empêtrer et fatiguer dans le chemin qui était montueux et malaisé. Il semble que cette préoccupation fût l’indice d’une âme rentrée en possession d’elle-même, et pourtant il n’en était rien ; c’étaient des lueurs de raison, confuses, provoquées par ce que percevaient mes yeux et mes oreilles, elles ne venaient pas de moi-même. Je ne savais ni d’où je venais, ni où j’allais ; je ne pouvais pas davantage me rendre compte de ce qu’on me demandait, ni y réfléchir ; le peu qu’à ce moment je pus faire ou dire était un effet machinal de mes sens, agissant par un reste d’habitude ; l’âme elle-même y était pour bien peu de chose : elle se trouvait comme dans un songe, très légèrement impressionnée par l’action réflexe quoi-