Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/698

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me doibt on pourtant sçauoir mauuais gré, si ie la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident seruir à vn autre. Au demeurant, ie ne gaste rien, ie n’vse que du mien. Et si ie fay le fol, c’est à mes despends, et sans l’interest de personne : car c’est en follie, qui meurt en moy, qui n’a point de suitte. Nous n’auons nouuelles que de deux ou trois anciens, qui ayent battu ce chemin et si ne pouuons dire, si c’est du tout en pareille maniere à cette-cy, n’en connoissant que les noms. Nul depuis ne s’est ietté sur leur trace. C’est vne espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble, de suyure vne alleure si vagabonde, que celle de nostre esprit de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations : et est vn amusement nouueau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde ouy, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que ie n’ay que moy pour visée à mes pensées, que ie ne contrerolle et n’estudie que moy. Et si i’estudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres sciences, sans comparaison moins vtiles, ie fay part de ce que i’ay apprins en cette cy : quoy que ie ne me contente guere du progrez que i’y ay faict. Il n’est description pareille en difficulté, à la description de soy-mesmes, ny certes en vtilité. Encore se faut il testonner, encore se faut il ordonner et renger pour sortir en place. Or ie me pare sans cesse : car ie me descris sans cesse.

La coustume a faict le parler de soy, vicieux et le prohibe obstinéement en hayne de la ventance, qui semble tousiours estre attachée aux propres tesmoignages. Au lieu qu’on doit moucher l’enfant, cela s’appelle l’enaser,

In vicium ducit culpæ fuga.

Ie trouue plus de mal que de bien à ce remede. Mais quand il seroit vray, que ce fust necessairement, presomption, d’entretenir le peuple de soy : ie ne doy pas suyuant mon general dessein, refuser vne action qui publie cette maladiue qualité, puis qu’elle est en moy : et ne doy cacher cette faute, que i’ay non seulement en vsage, mais en profession. Toutesfois à dire ce que i’en croy, cette coustume a tort de condamner le vin, par ce que plusieurs s’y enyurent. On ne peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de cette regle, qu’elle ne regarde que la populaire defaillance. Ce sont brides à veaux, desquelles ny les Saincts, que nous oyons si hautement parler