Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/699

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une leçon faite par autrui, c’est une leçon que je me suis faite à moi-même ; par conséquent on ne saurait me savoir mauvais gré de la communiquer : ce qui m’a été utile, peut, le cas échéant, l’être à un autre. En somme, je ne gâte rien et n’use que de ce qui est à moi ; si c’est folie de ma part, moi seul en pâtis et je ne nuis à personne, car ma folie meurt avec moi et est sans conséquences. Nous ne connaissons que deux ou trois philosophes anciens qui aient agi ainsi, et encore ne pouvons-nous dire s’ils s’y sont pris tout à fait de la même façon, parce que nous ne connaissons que leurs noms ; personne, depuis, ne les a imités. C’est une entreprise épineuse, plus ardue qu’elle ne semble, de suivre notre esprit dans ses allures vagabondes, de pénétrer les profondeurs obscures de ses replis intimes, de saisir et de fixer sur le papier les formes si fugitives de ses impressions ; c’est un passe-temps nouveau et peu ordinaire qui nous change des occupations auxquelles le monde se livre d’habitude et qui peut même prendre place parmi les plus à recommander.

Il y a déjà plusieurs années que je n’ai que moi comme objectif de mes pensées, que je n’observe et n’étudie que moi ; si j’étudie autre chose, c’est pour aussitôt m’en faire l’application ou, pour mieux dire, me l’assimiler. Je ne crois pas faire erreur d’agir en cela comme on le fait pour les autres sciences, incontestablement moins utiles, et d’exposer ce que j’y ai appris quoique je ne sois guère satisfait du résultat. — Il n’est pas de description plus difficile que de se décrire soi-même, il n’y en a pas davantage de plus profitable ; encore faut-il pour cela se friser, se parer, s’arranger, pour se présenter au public, aussi je me pare sans cesse parce que je me dépeins constamment.

Se montrer à découvert dans ses actes et ses passions est, si l’on sait s’observer, une précieuse source d’enseignement pour les autres. — La coutume condamne qu’on parle de soi ; elle l’interdit d’une manière absolue en raison de la tendance à se vanter qui, toujours, semble percer dans les témoignages que nous portons sur nous-mêmes. En venir pour cela à ne pas en parler, c’est comme si, lorsqu’il faut moucher un enfant, on disait qu’il faut lui arracher le nez : « Souvent la peur d’un mal conduit à un pire (Horace) » ; à un tel remède je trouve plus de mal que de bien. Quand même ce serait vrai, qu’il y ait nécessairement de la présomption à entretenir le public de soi, je ne puis, voulant demeurer fidèle à la règle que je me suis faite, passer sous silence ce qui peut révéler en moi cette disposition maladive puisqu’elle y existe ; c’est une faute que je ne puis cacher, puisque non seulement je la commets mais que je fais profession de la commettre. Toutefois, pour dire ce que j’en pense, je crois que c’est à tort qu’on la condamne comme on condamne l’usage du vin parce qu’il y a des gens qui s’enivrent ; on n’abuse que des bonnes choses, et ne pas parler de soi est une règle qui ne concerne que l’abus que l’on est communément porté à en faire. Ce sont là des niaiseries dont les saints, que nous voyons