Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/701

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si ostensiblement parler d’eux-mêmes, non plus que les philosophes et les théologiens ne se sont pas embarrassés ; je ne m’en embarrasse pas davantage, quoique je sois aussi peu l’un que l’autre. S’ils n’annoncent pas d’avance qu’ils vont parler d’eux, ils n’hésitent pas, quand l’occasion s’en présente, à le faire sans réserve. — De quoi parle Socrate avec plus d’abondance que de lui-même ? Sur quoi amène-t-il le plus souvent les dissertations de ses disciples, si ce n’est sur eux-mêmes ? non sur une leçon écrite dans les livres, mais sur l’existence et les mouvements de leur âme ? De par la religion, nous nous confessons bien à Dieu et à notre directeur de conscience, et nos voisins les protestants le font bien en public ! « Oui, nous dira-t-on, mais nous ne nous confessons que de nos fautes. » Confessant nos fautes, nous disons tout, car, jusque dans notre vertu, nous sommes sujets à faillir et avons matière à nous repentir. — Mon métier, mon art, c’est de vivre ; que celui qui me défend d’en parler suivant ce que je ressens, suivant l’expérience que j’en ai et l’usage que j’en fais, défende à un architecte de parler de constructions d’après lui-même et ne l’autorise à en parler que d’après ce qu’en pense son voisin, non d’après sa propre science mais d’après celle d’un autre. Si c’est une vanité répréhensible de parler des choses par lesquelles on a de la valeur, pourquoi Cicéron ne vante-t-il pas l’éloquence d’Hortensius, et celui-ci celle de Cicéron ? Peut-être voudrait-on que je produise, pour ne juger, des œuvres et des actes et non tout simplement des paroles. Ce sont surtout les pensées qui m’agitent et qui, dans leurs formes mal définies, ne peuvent se traduire par des actes, que je m’applique à reproduire ; c’est déjà avec bien de la peine que je parviens à les traduire par la parole qui s’y prête pourtant bien plus ; les hommes les plus sages, les plus dévotieux ont vécu toute leur vie évitant tout acte extérieur. De tels actes émanent plutôt de la fortune que de moi ; ils témoignent de son rôle et non du mien sur lequel on demeure dans l’incertitude, sans pouvoir former autre chose que des conjectures ; les échantillons qu’ils fournissent ne nous révèlent que partiellement. Moi, je me montre en entier, telle une anatomie dont, d’un regard, on embrasse les veines, les muscles, les tendons, chaque chose en sa place, tandis que la toux n’indique que ce qui se passe en un point de notre être, la pâleur ou les battements du cœur ce qui se passe en un autre point et encore d’une façon douteuse. Ce ne sont pas mes gestes, que j’écris, c’est moi-même, c’est ce qui constitue mon essence propre.

Cette étude de soi-même est toutefois des plus délicates. — Je tiens qu’il faut être prudent quand on se juge soi-même, et apporter la même conscience, qu’on s’apprécie soit en bien soit en mal. Si je me croyais bon et sage[1] ou peu s’en faut, je le crierais à tue-tête. Dire de soi moins qu’il n’y en a, c’est de la sottise et non de la modestie ; se faire moindre qu’on ne vaut, c’est, d’après Aristote, lâcheté et pusillanimité ; jamais la vertu n’a recours à la faus-

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