Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/702

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mais matiere d’erreur. De dire de soy plus qu il n’en y a, ce n’est pas lousiours presomption, c’est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu’on est, en tomber en amour de soy indiscrete, est à mon aduis la substance de ce vice. Le supreme remede à le guarir, c’est faire tout le rebours de ce que ceux icy ordonnent, qui en défendant le parler de soy, defendent par consequent encore plus de penser à soy. L’orgueil gist en la pensée : la langue n’y peut auoir qu’vne bien legere part.De s’amuser à soy, il leur semble que c’est se plaire en soy de se hanter et prattiquer, que c’est se trop cherir. Mais cet excez naist seulement en ceux qui ne se tastent que superficiellement, qui se voyent apres leurs affaires, qui appellent resuerie et oysiueté de s’entretenir de soy, et s’estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne s’estimants chose tierce et estrangere à eux mesmes. Si quelcun s’enyure de sa science, regardant souz soy : qu’il tourne les yeux au dessus vers les siecles passez, il baissera les cornes, y trouuant tant de milliers d’esprits, qui se foulent aux pieds. S’il entre en quelque flateuse presomption de sa vaillance, qu’il se ramentoiue les vies de Scipion, d’Epaminondas, de tant d’armées, de tant de peuples, qui le laissent si loing derriere cux. Nulle particuliere qualité n’enorgueillira celuy, qui mettra quand et quand en compte, tant d’imparfaittes et foibles qualitez autres, qui sont en luy, et au bout, la nihilité de l’humaine condition. Parce que Socrates auoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cet estude estoit arriué à se mespriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu’il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.