Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/79

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

agitée réfléchit les rayons du soleil ou l’image adoucie de la lune, la lumière voltigeant incertaine de tous côtés, à droite, à gauche, monte, descend, frappant les lambris de ses reflets mobiles (Virgile) » ; et, en cet état, il n’est ni rêve, ni folie qu’il ne soit capable de concevoir, « se forgeant de vaines illusions, semblables aux songes d’un malade (Horace) ». L’âme sans but précis, s’égare ; ne dit-on pas, en effet : « C’est n’être nulle part, ô Maxime, que d’être partout (Martial). »

En ces temps derniers, je me retirais dans mon domaine, résolu, autant que cela me serait possible, à ne me mêler de rien, à passer à l’écart et au repos les quelques jours qui me restent encore à vivre. Il me semblait que je ne pouvais me donner plus grande satisfaction, que de laisser mon esprit absolument inactif, vivant avec lui-même, en dehors de toute impression étrangère et se recueillant. J’espérais qu’il pourrait en être ainsi désormais, cette partie de moi-même ayant acquis, avec l’âge, plus de poids et de maturité ; mais je m’aperçois que « dans l’oisiveté, l’esprit s’égare en mille pensées diverses (Lucain) » ; et qu’au contraire de ce que je m’imaginais, vagabondant comme un cheval échappé, il se crée de lui-même cent fois plus de préoccupations, que lorsqu’il avait un but défini qui ne lui était pas personnel ; et il m’enfante les unes sur les autres, sans ordre ni à propos, tant de chimères, tant d’idées bizarres, que pour me rendre compte plus aisément de leur ineptie et de leur étrangeté, je les ai consignées par écrit, espérant, avec le temps, lui en faire honte à lui-même.

CHAPITRE IX.

Des menteurs.

Montaigne déclare qu’il manque de mémoire ; inconvénients qu’il en éprouve. — Il n’est homme à qui il convienne, moins qu’à moi, de parler de mémoire. Cette faculté me fait pour ainsi dire complètement défaut ; et je ne crois pas qu’il y ait au monde quelqu’un d’aussi mal partagé que moi à cet égard. Sous tous autres rapports, je n’offre rien de particulier et suis comme tout le monde ; mais sur ce point, mon cas, singulier et très rare, mérite d’être signalé et remarqué. — Outre l’inconvénient qui en résulte naturellement dans la vie ordinaire (et certes, vu son importance, Platon a bien raison de la qualifier de grande et puissante déesse), comme dans mon pays on dit de quelqu’un qui manque de bon sens, qu’il n’a pas de mémoire, quand je me plains de la mienne, c’est comme si je me disais atteint de folie ; on ne me croit pas, on conteste mon dire, ne faisant pas de distinction entre la mémoire et le jugement, ce qui aggrave singulièrement mon