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ESSAIS DE MONTAIGNE.

me font tort : car il se voit par expérience plustost au rebours, que les mémoires excellentes se ioignent volontiers aux iugemens débiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu’estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie, représentent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma mémoire, et d’vn défaut naturel, on en fait vn défaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette prière ou cette promesse : il ne se souuient point de ses amys : il ne s’est point souuenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes ie puis aysément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnée, ie ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misère, sans en faire vne espèce de malice : et de la malice autant ennemye de mon humeur.Ie me console aucunement. Premièrement sur ce, que c’est vn mal duquel principallement i’ay tiré la raison de corriger vn mal pire, qui se fust facilement produit en moy : sçauoir est l’ambition, car cette deffaillance est insuportable à qui s’empestre des negotiations du monde. Que comme disent plusieurs pareils exemples du progrès de nature, elle a volontiers fortifié d’autres facultés en moy, à mesure que cette-cy s’est affoiblie, et irois facilement couchant et allanguissant mon esprit et mon iugement, sur les traces d’autruy, sans exercer leurs propres forces, si les inuentions et opinions estrangieres m’estoient présentes par le bénéfice de la mémoire. Que mon parler en est plus court : car le magasin de la mémoire, est volontiers plus fourny de matière, que n’est celuy de l’inuention. Si elle m’eust tenu bon, i’eusse assourdi tous mes amys de babil : les subiects esueillans cette telle quelle faculté que i’ay de les manier et employer, eschauffant et attirant mes discours. C’est pitié : ie l’essaye par la preuue d’aucuns de mes priuez amys : à mesure que la memoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en estouffent la bonté : s’il ne l’est pas, vous estes à maudire ou l’heur de leur mémoire, ou le malheur de leur iugement. Et c’est chose difficile, de fermer vn propos, et de le coupper despuis qu’on est arroutté. Et n’est rien, où la force d’vn cheual se cognoisse plus, qu’à faire vn arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes, i’en voy qui veulent et ne se peuuent deffaire de leur course. Ce pendant qu’ils cerchent le point de clorre le pas, ils s’en vont baliuernant et traînant comme des hommes qui deffaillent de foiblesse. Sur tout les vieillards sont dangereux, à qui la souuenance