Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/81

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affaire. En cela on me fait tort ; d’autant plus, et c’est là un fait d’observation, qu’on trouve très fréquemment, au contraire, une excellente mémoire jointe à peu de jugement. Cette confusion des gens sur ce point, m’est également préjudiciable, en ce qu’à l’égard de mes amis, que j’affectionne cependant par-dessus tout, ce qui est ma qualité maîtresse, mon défaut de mémoire devient à leurs yeux de l’ingratitude ; on m’impute ses défaillances comme des manques d’affection, et, au lieu d’y voir un défaut purement physique, on incrimine ma conscience : « Il a oublié, dit-on, telle prière, telle promesse ; il ne se souvient pas de ses amis ; son affection pour moi n’a pu le déterminer à dire, à faire ou à taire telle ou telle chose ». Certes, oui, je commets facilement des oublis, mais je n’ai garde de négliger, de propos délibéré, une démarche dont mon ami m’a chargé. C’est bien assez d’avoir une semblable infirmité, sans qu’encore on la transforme en une sorte de mauvaise volonté, constituant un manque de franchise, absolument opposé à mon caractère.

Avantages qu’il en retire. — Je m’en console du reste quelque peu. D’abord, parce que je dois à ce mal d’avoir été préservé d’avoir de l’ambition, mal plus grand encore, qui aurait eu facilement prise sur moi ; une bonne mémoire est en effet indispensable à qui veut se mêler des affaires publiques. J’y gagne que mes autres facultés, ainsi qu’on en trouve des exemples dans la nature, se sont accrues dans la mesure où celle-ci s’est trouvée amoindrie ; si j’eusse eu constamment présent à la mémoire tout ce que les autres ont dit ou fait, au lieu de juger par moi-même, je me serais facilement laissé aller,[1] comme cela a lieu d’ordinaire, à ce que mon esprit et mon jugement s’en rapportent paresseusement aux appréciations portées par autrui. — Une autre conséquence, c’est que je cause plus brièvement ; parce que d’ordinaire la mémoire est plus abondamment fournie que l’imagination. Si j’avais été mieux doué sous ce rapport, j’eusse étourdi mes amis par mon verbiage, tout sujet de causerie, par la grande facilité avec laquelle je m’en saisis et le traite, provoquant, et excitant déjà trop ma verve. C’est, en effet, pitié de voir, ainsi que je l’ai constaté chez certains de mes amis particuliers, nombre de personnes, lorsqu’elles ont la parole, faire remonter leurs récits de plus en plus haut, au fur et à mesure que leur mémoire leur en fournit matière, les accompagnant d’une foule de détails qui n’ont pas raison de se produire, si bien que si la question était par elle-même intéressante, elle cesse de l’être, et que, si elle est sans intérêt, vous vous prenez à maudire la trop grande mémoire du narrateur ou son peu de jugement. Et c’est chose difficile que de clore convenablement un discours ou de l’interrompre à propos, une fois qu’il est en train ; il en est de cela comme de la vigueur d’un cheval, qui apparaît surtout quand, dans un tournant, il peut s’arrêter net. Même parmi les gens le plus en possession de leur sujet, j’en connais qui voudraient et ne peuvent s’arrêter dans leur débit ; ils cherchent comment s’y prendre et vont poursuivant leurs discours en des phrases oiseuses et insignifiantes,

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