Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/85

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raissent ; que résulte-t-il alors de leur talent d’imagination ! Outre ce que, par imprudence, ils peuvent laisser échapper et qui si souvent les trahit, quelle mémoire suffirait à ce qu’ils se rappellent les formes si diverses de leurs inventions, sous lesquelles ils ont présenté un même sujet. J’ai vu des personnes envier cette réputation d’homme adroit, toujours prêt à conformer son langage aux circonstances ; elles ne voyaient pas qu’une fois cette réputation faite, le profit que cette adresse a pu procurer, cesse.

Mentir est un vice exécrable ; l’altération de la vérité est, avec l’entêtement, à combattre dès le début, chez l’enfant. — En vérité, mentir est un vice odieux. N’est-ce pas la parole qui fait que nous sommes des hommes, au lieu d’être des animaux ; et n’est-ce pas elle qui nous met en relations les uns avec les autres ? Si nous nous faisions une juste idée de l’horreur que doit nous inspirer le mensonge et de l’importance qu’il peut avoir, nous réclamerions contre lui le supplice du feu, qu’on applique pour d’autres crimes qui le justifient moins. — M’est avis que d’ordinaire on s’occupe de châtier très mal à propos les enfants, pour des fautes dont ils ne se rendent pas compte, ou on leur adresse des reproches pour des actes inconsidérés, dont ils ne gardent aucune impression et sont sans conséquences ; tandis que la menterie, cette altération de la vérité dans les choses les plus insignifiantes, et, ce qui est un peu moins grave, l’entêtement, sont, ce me semble, à combattre chez eux avec le plus grand soin, pour en arrêter les débuts et les progrès. Ces défauts croissent avec eux ; et il est vraiment étonnant combien, quand ils sont passés à l’état d’habitude, il devient impossible de les leur faire perdre ; c’est ce qui fait que nous voyons des hommes, honnêtes à tous autres égards, s’y abandonner et en être esclave. J’ai un tailleur qui est un bon garçon ; jamais je ne lui ai entendu dire la vérité, pas même quand elle pouvait lui être utile. Si, comme la vérité, le mensonge n’avait qu’une face, je m’en accommoderais encore ; nous en serions quittes pour tenir comme certain le contraire de ce que nous dirait un menteur ; mais il y a cent mille manières d’exprimer le contraire de la vérité et le champ d’action du mensonge est sans limites. Les Pythagoriciens tenaient le bien comme chose certaine et nettement définie ; le mal, comme infini et incertain. Mille chemins détournent du but, un seul y conduit. Toutefois, je ne garantis pas avoir sur moi assez d’empire, pour ne pas me laisser aller à faire un mensonge effronté et solennel, si c’était le seul moyen à ma disposition pour échapper à un péril extrême et dont j’aurais la certitude. — Un ancien Père de l’Église dit que la compagnie d’un chien qui nous est connu, est préférable à celle d’un homme dont nous ne connaissons pas le langage, « de sorte que deux hommes de nations différentes, ne sont point hommes, l’un à l’égard de l’autre (Pline) ». Combien, pour vivre en société, la compagnie de qui garde le silence n’est-elle pas préférable à celle de qui la langue est menteuse !