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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/467

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mille n’est-elle pas dans une position sociale telle, que plus de gens se trouvent au-dessous d’elle qu’il n’y en a qui lui soient supérieurs ? Le lieu éveille-t-il en vous quelque souvenir extraordinaire, qui vous ulcère et dont vous ne puissiez triompher, « qui, caché dans votre cœur, vous consume et vous ronge (Ennius) » ? Où croyez-vous que vous ayez possibilité de vivre sans éprouver ni gêne, ni embarras ? « Les faveurs de la fortune ne sont jamais sans mélange (Quinte-Curce). » Reconnaissez donc qu’il n’y a que vous à être une entrave à vous-même ; que partout vous vous retrouverez avec vous-même, et partout vos plaintes se reproduiront ; car il n’y a de satisfaction ici-bas que pour les àmes dépourvues d’intelligence, ou celles qui ont atteint la perfection. Qui n’éprouve de contentement dans une situation aussi sortable, où pense-t-il pouvoir en trouver ? Combien de milliers d’hommes borneraient leurs désirs à une condition semblable à la vôtre. Travaillez seulement à vous amender ; sur ce point vous pouvez tout ; tandis qu’aux effets de la fortune, la patience est la seule chose qu’on puisse opposer : « Il n’est de tranquillité réelle que celle à laquelle nous conduit la raison (Sénèque). »

Je vois bien la justesse de cette observation et m’en rends parfaitement compte ; mais on aurait eu plutôt fait, et c’eût été plus logique, de me dire en un mot : « Soyez sage. » Une semblable résolution outrepasse la sagesse ; elle en résulte et en est la conclusion. Me tenir ce raisonnement, c’est imiter le médecin qui va criaillant à un pauvre malade qui dépérit, qu’il se réjouisse ; son conseil serait moins sot, s’il lui disait : « Portez-vous bien. » Je ne suis pas de ceux qui s’élèvent au-dessus du commun ; et, bien que ce soit un précepte salutaire, certain, facile à comprendre, que de « se contenter de ce que l’on a », c’est-à-dire d’être raisonnable, de plus sages que moi ne l’appliquent pourtant pas davantage. C’est un dicton populaire, mais qu’il est profond et à quoi ne s’étend-il pas ? Il faut de la mesure en tout, et tout est susceptible de tempérament. — Je sais bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager témoigne de l’inquiétude et de l’irrésolution, deux mauvaises qualités qui, chez moi, sont maîtresses et prépondérantes. Oui, je le confesse, je ne vois rien que je souhaite ou à quoi je rêve qui puisse me fixer ; changer, pouvoir varier, c’est là ce qui seul me contente si tant est que quelque chose arrive à me contenter. En voyage, j’éprouve de la satisfaction rien que par ce fait, que je puis m’arrêter n’importe où sans avoir intérêt à le faire et que je suis libre d’en partir quand bon me semble pour aller ailleurs. — J’aime la vie de simple particulier ; je l’aime, parce que je la préfère à la vie publique qui, cependant, n’est pas sans me convenir et qui est tout autant dans ma nature. Cette indépendance fait que je n’en sers que plus gaiment mon prince, parce qu’alors je le sers sans y être obligé, que seuls mon jugement et ma raison m’y déterminent, que ce n’est pas faute de mieux, que je ne suis pas contraint de me rejeter sur lui les autres me repoussant et en