Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/527

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procher de ne pas y avoir apporté une ardeur excessive ; mais, en somme, il faisait ce qu’il fallait sans bruit ni ostentation et, de fait, il a maintenu l’ordre et la paix. — Tous les actes publics sont sujets à des interprétations diverses qu’on ne saurait prévoir ; trop de gens s’en font juges. Il en est qui, parlant de ma conduite comme maire de Bordeaux (je suis content d’en dire un mot, non que cela en vaille la peine, mais pour donner un exemple de ce que je suis dans cet ordre de choses), disent que je m’y suis comporté en homme qui ne s’émeut pas assez et qui ne se passionne guère ; et, en cela, ils ne sont pas très éloignés d’avoir raison. J’essaie de tenir en repos mon âme et mes pensées, « toujours tranquille par nature, et plus encore à présent par l’effet de l’âge (Cicéron) » ; et si parfois elles se débauchent à recevoir quelque impression rude et pénétrante, c’est en vérité sans que je le leur conseille. De cette apathie naturelle il ne faudrait cependant pas conclure à de l’impuissance (défaut d’application et défaut de bon sens sont deux choses différentes), et encore moins à un manque de reconnaissance et à de l’ingratitude envers cette population, qui, avant même de me connaître, puis après m’avoir connu, m’a donné la plus grande marque de confiance qui était en son pouvoir, faisant bien plus pour moi, en me prorogeant dans cette charge, qu’elle n’avait fait en me la donnant la première fois. Je lui veux tout le bien en mon pouvoir ; et certes, si l’occasion s’était présentée, je n’eusse rien épargné pour son service. Je me suis démené pour elle, comme je me démène pour moi. C’est une bonne population, guerrière, généreuse, et néanmoins susceptible d’obéissance et de discipline, capable de bien faire sous une bonne direction. — On dit aussi que mon administration s’est passée sans présenter rien de marquant ni qui ait laissé trace. Quelle plaisanterie ! On critique mon inactivité à une époque où l’on reprochait à presque tout le monde de trop faire ! J’agis avec promptitude et énergie quand ma volonté m’y pousse ; mais cette ardeur ne s’allie pas à la persévérance. Qui voudra user de moi, en tenant compte de ma nature, me donnera des affaires nécessitant de la vigueur et de la liberté d’action, demandant de la droiture, qui puissent se résoudre promptement et même pour lesquelles il faille s’en remettre un peu au hasard, je puis y être de quelque utilité ; mais si la chose demande du temps, de la subtilité, du travail, qu’il faille ruser et biaiser, mieux vaut qu’il s’adresse à un autre. Toutes les charges importantes ne sont pas par elles-mêmes difficiles à remplir ; j’étais disposé à travailler un peu plus qu’à mon ordinaire si c’eût été absolument nécessaire, car il m’est possible de faire davantage que je ne fais et que je n’aime à faire. — Je n’ai laissé de côté, que je sache, aucun des faits et gestes que le devoir réclamait effectivement. J’ai facilement oublié ceux que l’ambition mêle au devoir et qu’elle couvre de ce nom ; ce sont ceux qui, le plus souvent, captivent les regards et les oreilles et dont les hommes se contentent ; ce n’est pas de la chose, mais de son appa-