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CHAPITRE XXV.

vais gré si je la communique ; ce qui me sert aussi, par accident, peut servir à un autre. Au demeurant, je ne gâte rien, je n’use que du mien ; et si je fais le fou, c’est à mes dépens, et sans l’intérêt de personne ; car c’est en folie qui meurt en moi, qui n’a point de suite. Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin ; et si ne pouvons dire si c’est du tout en pareille manière à celle-ci, n’en connaissant que les noms. Nul depuis ne s’est jeté sur leur trace. C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. C’est un amusement nouveau et extraordinaire qui nous retire des occupations communes du monde, des plus ouïes et recommandées. Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et n’étudie que moi ; et si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moi ou en moi, pour mieux dire ; et ne me semble point faillir, si, comme il se fait des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fais part de ce que j’ai appris en celle-ci, quoique je ne me contente guères du progrès que j’y ai fait. Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même, ni certes en utilité : encore se faut-il tétonner[1], encore se faut-il ordonner et ranger, pour sortir en place : or, je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse. La coutume a fait le parler de soi vicieux, et le prohibe obstinément, en haine de la vantance qui semble toujours être attachée aux pro-

  1. Se friser les cheveux, se parer la tête… pour se montrer en public.