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ESSAIS DE MONTAIGNE

CHAPITRE XXVII.

de l’affection des pères aux enfants.

A madame d’Estissac[1].

Madame, si l’étrangeté ne me sauve et la nouvelleté, qui ont accoutumé de donner prix aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de cette sotte entreprise : mais elle est si fantastique, et a un visage si éloigné de l’usage commun, que cela lui pourra donner passage. C’est une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent très-ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques années que je m’étais jeté, qui m’a mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler d’écrire. Et puis, me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté moi-même à moi pour argument et pour sujet. C’est le seul livre au monde de son espèce, d’un dessein farouche et extravagant. Il n’y a rien aussi en cette besogne digne d’être remarqué, que cette bizarrerie ; car à un sujet si vain et si vil, le meilleur ouvrier de l’univers n’eût su donner façon qui mérite qu’on en fasse compte. Or, madame, ayant à m’y portraire au vif, j’en eusse oublié un trait d’importance, si je n’y eusse représenté l’honneur que j’ai toujours rendu à vos mérites, et l’ai voulu dire signamment à la tête de ce chapitre ; d’autant que, parmi vos autres bonnes qualités, celle de

  1. Il paraît que le fils de cette dame accompagna Montaigne, en 1580, dans son voyage à Rome.