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ESSAIS DE MONTAIGNE

Mais un père attéré d’années et de maux, privé, par sa faiblesse et faute de santé, de la commune société des hommes, il se fait tort et aux siens, de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en état, s’il est sage, pour avoir désir de se dépouiller afin de se coucher, non pas jusqu’à la chemise, mais jusqu’à une robe de nuit bien chaude : le reste des pompes, de quoi il n’a plus que faire, il doit en étrenner volontiers ceux à qui, par ordonnance naturelle, cela doit appartenir. C’est raison qu’il leur en laisse l’usage, puisque nature l’en prive ; autrement, sans doute, il y a de la malice et de l’envie. La plus belle des actions de l’empereur Charles cinquième fut celle-là, à l’imitation d’aucuns anciens de son calibre, d’avoir su reconnaître que la raison nous commande assez de nous dépouiller quand nos robes nous chargent et empêchent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent. Il résigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lorsqu’il sentit défaillir en soi la fermeté et la force pour conduire les affaires avec la gloire qu’il y avait acquise.

Cette faute, de ne savoir reconnaître de bonne heure, et ne sentir l’impuissance et extrême altération que l’âge apporte naturellement et au corps et à l’âme (qui, à mon opinion, est égale, si l’âme n’en a plus de la moitié), a perdu la réputation de la plupart des grands hommes du monde. J’ai vu, de mon temps, et connu familièrement des personnages de grande autorité, qu’il était bien aisé à voir être merveilleusement déchus de cette ancienne suffisance, que je connaissais par la réputation qu’ils en avaient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse, pour leur honneur, volontiers souhaités-retirés en leur