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CHAPITRE I.

colère ; et il commença par ces trois à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville.

Scanderberg, prince de l’Épire, suivant un soldat des siens pour le tuer ce soldat, ayant essayé, par toute espèce d’humilités et de supplications, de l’apaiser, se résolut, à toute extrémité, de l’attendre l’épée au poing ; cette sienne résolution arrêta sur bout la furie de son maître, qui, pour lui avoir vu prendre un si honorable parti, le reçut en grâce. Cet exemple pourra souffrir autre interprétation de ceux qui n’auront lu la prodigieuse force et vaillance de ce prince-là.

L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrît, que de permettre seulement aux gentilsfemmes[1] qui étaient assiégées avec le Duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Et elles, d’un cœur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le Duc même. L’Empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale qu’il avait portée à ce duc ; et dès-lors en avant traita humainement lui et les siens.

L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporterait aisément ; car j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et mansuétude. Tant y a qu’à mon avis je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion qu’à l’estimation. Si est la pitié passion vicieuse aux stoïques ;

  1. Aux femmes de gentilshommes.