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ESSAIS DE MONTAIGNE.

Comme des grandes amitiés naissent de grandes amitiés, des santés vigoureuses les mortelles maladies ; ainsi des rares et vives agitations de nos âmes, les plus excellentes manies et plus détraquées : il n’y a qu’un demi-tour de cheville à passer de l’un à l’autre. Aux actions des hommes insensés, nous voyons combien proprement la folie convient avec les plus vigoureuses opérations de notre âme. Qui ne sait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes élévation ? d’un esprit libre, et les effets d’une vertu suprême et extraordinaire ? Platon dit les mélancoliques plus disciplinables et excellents ; aussi n’en est-il point qui aient tant de propension à la folie. Infinis écrits se trouvent ruinés par leur propre force et souplesse. Quel saut vient de prendre, de sa propre agitation et allégresse, l’un des plus judicieux, ingénieux, et plus formés à l’air de celte antique et pure poésie, qu’autre poète italien ait jamais été[1] ? N’a-t-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte et tendue appréhension de la raison, qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse quête des sciences, qui l’a conduit à la bêtise ? a cette rare aptitude aux exercices de l’âme, qui l’a rendu sans exercice et sans âme ? J’eus plus de dépit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux état, survivant à soi-même^ méconnaissant et soi et ses ouvrages, lesquels, sans son su, et toutefois à sa vue, on a mis en lumière incorrigés et informes.

Après que Socrate fut averti que le dieu de sagesse

  1. Montaigne ici parle du Tasse.