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Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/41

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CHAPITRE IV.

CHAPITRE IV.

comme l’ame décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent.

Un gentilhomme des nôtres, merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l’usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre plaisamment, que « sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s’en prendre ; et que s’écriant et maudissant tantôt le cervelat, tantôt la langue de bœuf et le jambon, il s’en sentait d’autant allégé. » Mais, en bon escient, comme le bras étant haussé pour frapper, il nous deult[1] si le coup ne rencontre et qu’il aille au vent ; aussi, que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perdue et écartée dans le vague de l’air, qu’elle ait butte pour la soutenir à raisonnable distance ; de même, il semble que l’âme ébranlée et émue se perde en soi-même si on ne lui donne prise ; et faut toujours lui fournir objet où elle s’abutte et agisse. Et nous voyons que l’âme, en ses passions, se pipe plutôt elle-même, se dressant un faux sujet et fantastique, — voire contre sa propre créance, que de n’agir contre quelque chose.

Ainsi, emporte les bêtes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer qui les a blessées, et à se venger à belles dents sur soi-même du mal qu’elles sentent.

  1. Il nous fait mal.