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ESSAIS DE MONTAIGNE.

Quelles causes inventons-nous des malheurs qui nous adviennent ? à quoi ne nous prenons-nous, à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu déchires, ni la blancheur de cette poitrine que, dépitée, tu bats si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frère bien-aimé ; prends t’en ailleurs. Et le philosophe Bion, de ce roi qui de deuil s’arrachait les poils, fut-il pas plaisant ? « Celui-ci pense-t-il que la pelade[1] soulage le deuil ? » Qui n’a va mâcher et engloutir les cartes, se gorger d’une balle de dés, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxès fouetta la mer, et écrivit un cartel de défi au mont Athos. Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de Gnydus, pour la peur qu’il avait eue en la passant ; et Caligula ruina une très-belle maison pour le déplaisir que sa mère y avait eu.

Augustus César, ayant été battu de la tempête sur mer, se prit à défier le dieu Neptune, et en la pompe des jeux circenses fit ôter son image du rang où elle était parmi les autres dieux, pour se venger de lui ; en quoi il est encore moins excusable que les précédents, et moins qu’il ne fut depuis, lorsqu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus, en Allemagne, il allait de colère et de désespoir choquant sa tête contre la muraille, en s’écriant : « Varus, rends-moi mes soldats ; » car ceux-là surpassent toute folie, d’autant que l’impiété y est jointe, qui s’en adressent à Dieu même ou à la fortune, comme si elle avait des oreille sujettes à notre batterie ; à l’exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou éclaire, se

  1. L’action de se peler.