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Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/62

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ESSAIS DE MONTAIGNE

nous faire entendre ses inventions à bâtir ponts et engins ; et combien, au prix, il va se serrant où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance et conduite de sa milice : ses exploits le vérifient assez capitaine excellent ; il se veut faire reconnaître excellent enginieur[1], qualité aucunement étrangère. Le vieil Dionysius était très-grand chef de guerre, comme il convenait à sa fortune ; mais il travaillait à donner principale recommandation de soi parla poésie ; et si n’y savait guère. Un homme de vacation juridique, mené ces jours passés voir une étude fournie de toute sorte de livres de son métier et de tout autre métier, n’y trouva nulle occasion de s’entretenir ; mais il s’arrêta à gloser rudement et magistralement une barricade logée sur la vis[2] de l’étude, que cent capitaines et soldats reconnaissent tous les jours sans remarque et sans offense. Par ce train, vous ne faites jamais rien qui vaille. Ainsi il faut travailler de rejeter toujours l’architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste, chacun à son gibier.

Et, à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le sujet de toutes gens, j’ai accoutumé de considérer qui en sont les écrivains : si ce sont personnes qui ne fassent autre profession que de lettres, j’en apprends principalement le style et le langage : si ce sont médecins, je les crois plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la température de l’air, de la santé et complexion des princes, des blessures et maladies ; si jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droits, les lois, l’établisse-

  1. Montaigne écrit enginieur (ingénieur), du mot engin dont il se sert souvent.
  2. L’escalier.