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ESSAIS DE MONTAIGNE

Mais il est bien vrai que cette forte assurance ne se peut représenter bien entière et naïve que par ceux auxquels l’imagination de la mort, et du pis qui peut advenir après tout, ne donne point d’effroi ; car de la présenter tremblante encore, douteuse et incertaine, pour le service d’une importante réconciliation, ce n’est rien faire qui vaille. C’est un excellent moyen de gagner le cœur et volonté d’autrui, de s’y aller soumettre et fier, pourvu que ce soit librement et sans contrainte d’aucune nécessité, et que ce soit en condition qu’on y porte une fiance pure et nette, le front au moins déchargé de tout scrupule. Je vis, en enfance, un gentilhomme, commandant à une grande ville, empressé à l’émotion d’un peuple furieux ; pour éteindre ce commencement de trouble, il prit parti de sortir d’un lieu très-assuré où il était, et se rendre à cette tourbe mutine ; d’où mal lui prit, et y fut misérablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fût tant d’être sorti, ainsi qu’ordinairement on le reproche à sa mémoire, comme ce fut d’avoir pris une voie de soumission et de mollesse, et d’avoir voulu endormir cette rage plutôt en suivant qu’en guidant, et en requérant plutôt qu’en remontrant ; et estime qu’une gracieuse sévérité, avec un commandement militaire plein de sécurité et de confiance, convenable à son rang et à la dignité de sa charge, lui eût mieux succédé, au moins avec plus d’honneur et de bienséance. Il n’est rien moins espérable de ce monstre ainsi agité, que l’humanité et la douceur ; il recevra bien plutôt la révérence et la crainte. Je lui reprocherais aussi, qu’ayant pris une résolution, plutôt brave à mon gré que téméraire, de se jeter faible et en pourpoint par cette mer tempétueuse d’hommes insensés, il la devait avaller