Page:Montaigne - Essais, Musart, 1847.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
84
ESSAIS DE MONTAIGNE

tous les deux qu’ils sont et non sages et non prudents.

Je quitte cette première raison, et crois qu’il vaut mieux dire que ce mal vienne de leur mauvaise façon de se prendre aux sciences ; et qu’à la mode de quoi nous sommes instruits, il n’est pas merveille, ni si les écoliers, ni si les maîtres n’en deviennent pas plus habiles, quoiqu’ils s’y fassent plus doctes. De vrai, le soin de la dépense de nos pères ne vise qu’à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. Criez d’un passant à notre peuple : O le savant homme ! et d’un autre : O le bon homme ! il ne manquera pas à détourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudrait un tiers crieur : « O les lourdes têtes ! » Nous nous enquérons volontiers : — Sait-il du grec ou du latin ? écrit-il en vers ou en prose ? — Mais s’il est devenu meilleur ou plus avisé, c’était Je principal, et c’est ce qui demeure derrière. Il fallait s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant.

Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire et laissons l’entendement et la conscience vides. Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain, et le portent au bec sans le tâter, pour en faire becquetée à leurs petits ; ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent.

C’est merveille combien proprement la sottise se loge sur a mon exemple ; est-ce pas faire de même ce que je fis en la plupart de cette composition ? je m’en vais, écorniflant, par ci, par-là, des livres, les sentences qui me plaisent, non pour les garder (car je n’ai point de gardoire), mais pour les transporter en celui-ci,