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CHAPITRE XIV.

où, à vrai dire, elles ne sont non plus miennes qu’en leur première place. Nous ne sommes, ce crois-je, savants que de la science présente, non de la passée, aussi peu que de la future. Mais, qui pis est, leurs écoliers et leurs petits ne s’en nourrissent et alimentent non plus ; elle passe de main en main pour cette seule fin d’en faire parade, d’en entretenir autrui et d’en faire des contes, comme une vaine monnaie, inutile à tout autre usage et emploi qu’à compter et jeter. Nous savons dire : « Cicéron dit ainsi : Voilà les mœurs de Platon ; ce sont les mots mêmes d’Aristote. » Mais nous, que disons-nous nous-mêmes ? que jugeons-nous ? que faisons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet.

Cette façon me fait souvenir de ce riche Romain, qui avait été soigneux, à fort grande dépense, de recouvrer des hommes suffisants en tout genre de sciences, qu’il tenait continuellement autour de lui, afin que, quand il échéait entre ses amis quelque occasion de parler d’une chose ou d’autre, ils suppléassent en sa place, et fussent tout prêts à lui fournir, qui d’un discours, qui d’un vers d’Homère, chacun selon son gibier ; et pensait ce savoir être sien, parce qu’il était en la tête de ses gens ; et comme font aussi ceux desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies[1]. J’en connais à qui, quand je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour me le montrer ; et n’oserait me dire qu’il a le derrière galeux, s’il ne va sur-le-champ étudier, en son lexicon, ce que c’est que galeux et ce que c’est que derrière.

Nous prenons en garde les opinions et le savoir d’autrui, et puis c’est tout. Il les faut faire nôtres. Nous sem-

  1. Bibliothèques.