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ESSAIS DE MONTAIGNE

blons proprement celui qui, ayant besoin de feu, en irait quérir chez son voisin, pt, y en ayant trouvé un beau et grand, s’arrêterait là à se chauffer, sans plus se souvenir d’en rapporter chez soi. Que nous sert-il d’aypir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se transforme en nous, si elle ne nous augmente et fortifie ? Pensons-nous que Lucullus, que les lettres rendirent et formèrent si grand capitaine sans l’expérience, les eût prises à notre mode ? Nous nous laissons si fort aller sur les bras d’autrui, que nous anéantissons nos forces. Me veux-je armer contre la crainte de la mort ? c’est aux dépens de Senèque. Veux-je tirer de la consolation pour moi ou pour un autre ? je l’emprunte de Cicéron. Je l’eusse prise en moi-même, si on m’y eût exercé. Je n’aime point cette suffisance relative et mendiée ; quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse. Je hais le sage qui n’est pas sage pour soi-même.

Dionysius se moquait des grammairiens, qui ont soin de s’enquérir des maux d’Ulysse, et ignorent les leurs propres ; des musiciens, qui accordent leurs flûtes, et n’accordent pas leurs mœurs ; des orateurs, qui étudient à dire justice, non à la faire. Si notre âme n’en va un meilleur branle, si nous n’en avons le jugement plus sain, j’aimerais aussi cher que mon écolier eût passé le temps à jouer à la paume : au moins le corps en serait plus alègre. Voyez le revenir de là, après quinze on seize ans employés ; il n’est rien si malpropre à mettre en besogne : tout ce que vous y reconnaissez davantage, c’est que son latin cl son grec l’ont rendu plus sot et plus présomptueux qu’il n’était parti de la maison. Il en devait rap-