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LETTRES PERSANES.


tous les coups seront perdus ; toute la prudence vaine ; et tout le courage inutile ?

Penses-tu que la mort, dans ces occasions, rendue présente de mille manières, ne puisse pas produire dans les esprits ces terreurs paniques que tu as tant de peine à expliquer ? Veux-tu que, dans une armée de cent mille hommes, il ne puisse pas y avoir un seul homme timide ? Crois-tu que le découragement de celui-ci ne puisse pas produire le découragement d’un autre ? que le second, qui quitte un troisième, ne lui fasse pas bientôt abandonner un quatrième ? Il n’en faut pas davantage pour que le désespoir de vaincre saisisse soudain toute une armée, et la saisisse d’autant plus facilement, qu’elle se trouve plus nombreuse.

Tout le monde sait, et tout le monde sent que les hommes, comme toutes les créatures qui tendent à conserver leur être, aiment passionnément la vie : on sait cela en général ; et on cherche pourquoi, dans une certaine occasion particulière, ils ont craint de la perdre ?

Quoique les livres sacrés de toutes les nations soient remplis de ces terreurs paniques ou surnaturelles, je n’imagine rien de si frivole ; parce que, pour s’assurer qu’un effet, qui peut être produit par cent mille causes naturelles, est surnaturel, il faut avoir auparavant examiné si aucune de ces causes n’a agi : ce qui est impossible.

Je ne t’en dirai pas davantage, Nathanaël : il me semble que la matière ne mérite pas d’être si sérieusement traitée.

De Paris, le 20 de la lune de chahban, 1720.

P.-S. Comme je finissais, j’ai entendu crier dans la rue une lettre d’un médecin de province à un médecin de