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PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.


d’autant moins choqués de ces tableaux du sérail qu’ils croyaient à leur vérité.

Les Lettres persanes ne sont pas toutes de même valeur. La critique des ridicules, les satires contre la médecine et l’érudition, le dédain de la poésie que Montesquieu n’a pas mieux sentie que ne faisait Pascal, les épigrammes contre les géomètres, les alchimistes, les directeurs, les casuistes, etc., ne manquent ni de gaieté, ni de finesse ; mais il y a je ne sais quelle sécheresse dans le trait. Ce sont des esquisses tracées d’une main sûre, mais il y a loin de ces ébauches aux tableaux achevés, et au pinceau délicat de La Bruyère.

En revanche, Montesquieu touche hardiment à des questions que La Bruyère n’ose aborder. Je ne parle point des attaques contre la religion ; la différence de convictions n’explique que trop le silence où se renferme l’auteur des Caractères. La Bruyère est chrétien, Montesquieu est un déiste, disciple de Bayle et des libres penseurs d’Angleterre. Il est dans toute la ferveur d’un homme qui a embrassé de la veille une croyance nouvelle et qui ne ménage point les coups à l’idolâtrie qu’il vient d’abjurer. On peut trouver qu’il a la main rude ; il frappe sans pitié, quelquefois même sans justice. En vain pour s’excuser il dira plus tard qu’il faut qu’un Turc voie, pense et parle en Turc, et non en chrétien ; [1] il y a autre chose que de l’ignorance et de l’étonnement dans le langage d’Usbek. Dans les Quelques réflexions mises en tête de l’édition de 1754, Montesquieu s’excuse, et dit que certainement il n’a pas voulu frapper le genre humain par l’endroit le plus tendre ; il est permis de croire qu’en 1721 il a manqué tout au moins de prudence, et qu’il a dû regretter plus d’une fois l’emportement de sa jeunesse. Je n’insisterai pas davantage ; Montesquieu est revenu à des sentiments plus justes sur le christianisme et, en ce point, la meilleure réfutation des Lettres persanes, c’est le vingt-quatrième livre de l’Esprit des lois.

Ce qui fait la grandeur des Lettres persanes, ce qui en assure la durée, ce sont les pages sérieuses où Montesquieu se révèle comme philosophe et comme politique ; c’est là qu’il sème à

  1. Lettre du 4 octobre 1752. Voyez aussi les Quelques réflexions sur les Lettres persannes.