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HISTOIRE VÉRITABLE


longues à vous raconter, je m’en allay à Éphèse, et, pendant trois mois, je fus si modeste qu’un jeune homme me conjura de l’épouser. J’obtins sur son impatience quinze jours pour me préparer à la virginité : j’y réussis très mal, mais je fus assez heureuse pour donner de la surprise à mon mari, sans luy donner de la méfiance. Quand il eut passé ses premiers feux, il sentit qu’il étoit pauvre, et il agréa que je me misse à la tête de ses affaires. Je repris donc mon premier train de vie, mais j’étois peu considérée, car je n’avois encore eu pour amans que des bourgeois ; mais, ayant eu le bonheur de plaire à un grand seigneur, et ensuite à un homme riche, je fus tout à coup à la mode, tout le monde vouloit m’avoir, et moy, je faisois l’importante, j’avois de grands airs qui augmentoient tous les jours, et je devenois plus chère à mesure que je valois moins.

Ma fortune étant faite, je crus ne devoir plus aimer que pour mes plaisirs. Mais je m’y pris si tard que je ne pus guère dire que ce fut aussi pour le plaisir des autres. Je ne laissay pas de retenir le titre de belle. À l’âge de soixante ans, je me présentois encore comme une nymphe. L’air de satisfaction qu’on me trouvoit et l’ignorance profonde de la perte de mes charmes, firent que l’on continua à me dire les mêmes choses, et, comme je ne connus point le moment où l’on finissoit de me dire vray et où l’on commençoit à me parler faux, je continuay à me croire toujours aimable. Enfin mes amans prirent avec moy de si grands airs, et ils m’escroquèrent tant d’argent, qu’ils m’ouvrirent les yeux et m’apprirent