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MONTESQUIEU


un secret que je n’aurois jamais trouvé de moy même. Je fus si heureuse que je ne sentis presque la nécessité de vieillir, que lorsque j’éprouvay celle de cesser de vivre.

J’ay été si souvent femme et si souvent homme, Ayesda, que je suis plus en état que Tyrésie[1] de dire lequel des deux sexes a l’avantage. Je connois au juste le fort et le foible de l’un et de l’autre. Je vous diray seulement que, lorsque j’étois femme, je m’imaginois que j’étois née pour faire le bonheur de tous les hommes que je voyois ; il me sembloit que j’animois toute la nature, et qu’on recevoit à la ronde des impressions de moy. Enfin je croyois que les Dieux avoient mis tous leurs trésors et toutes leurs perfections entre mes rideaux. J’avois le souverain plaisir que donne la vanité, avec celuy que je partageois.

Je fus femme encore, et, ayant plu à beaucoup de monde, j’eus tant d’aventures et de tant de façons, que la famille de mon mari, qui étoit des plus obscures, commença à être connue. Je ne puis pas dire que j’eusse donné à mon mari l’estime publique, mais seulement une espèce de considération que je ne sçaurois bien vous définir, car elle semble être opposée à la considération même. Ma mère, qui m’aimoit beaucoup, me disoit toujours : « Ma chère enfant, laissés les parler, mettés vous bien dans l’esprit que l’obscurité est tout ce qu’il y a de pis dans ce monde cy ; fuyés la ; quand on n’en peut pas

  1. Tyrésias. V. Ovid., Métam. III, 5, 6.