Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/118

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cette dame a fait placer auprès d’elle, comment a-t-il un habit si lugubre avec un air si gai et un teint si fleuri ? Il sourit gracieusement dès qu’on lui parle ; sa parure est plus modeste, mais plus arrangée que celle de vos femmes. C’est, me répondit-il, un prédicateur, et, qui pis est, un directeur. Tel que vous le voyez, il en sait plus que les maris ; il connoît le faible des femmes : elles savent aussi qu’il a le sien. Comment ? dis-je. Il parle toujours de quelque chose qu’il appelle la grâce. Non pas toujours, me répondit-il : à l’oreille d’une jolie femme, il parle encore plus volontiers de sa chute ; il foudroie en public ; mais il est doux comme un agneau en particulier. Il me semble, dis-je pour lors, qu’on le distingue beaucoup, et qu’on a de grands égards pour lui. Comment ! si on le distingue ! C’est un homme nécessaire ; il fait la douceur de la vie retirée ; petits conseils, soins officieux, visites marquées ; il dissipe un mal de tête mieux qu’homme du monde ; c’est un homme excellent.

Mais, si je ne vous importune pas, dites-moi qui est celui qui est vis-à-vis de nous, qui est si mal habillé ; qui fait quelquefois des grimaces, et a un langage différent des autres ; qui n’a pas d’esprit pour parler, mais qui parle pour avoir de l’esprit ? C’est, me répondit-il, un poëte, et le grotesque du genre humain. Ces gens-là disent qu’ils sont nés ce qu’ils sont. Cela est vrai, et aussi ce qu’ils seront toute leur vie, c’est-à-dire presque toujours les plus ridicules de tous les hommes : aussi ne les épargne-t-on point ; on verse sur eux le mépris à pleines mains. La famine a fait entrer celui-ci dans cette maison, et il y est bien reçu du maître et de la maîtresse,