Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/132

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plus ; qui, toujours prêt à se donner, et ne se donnant jamais, se trompera, la trompera sans cesse, et lui fera essuyer à chaque instant tous les malheurs de sa condition ?

Hé quoi ! être toujours dans les images et dans les fantômes ? ne vivre que pour imaginer ? se trouver toujours auprès des plaisirs, et jamais dans les plaisirs ? languissante dans les bras d’un malheureux, au lieu de répondre à ses soupirs, ne répondre qu’à ses regrets !

Quel mépris ne doit-on pas avoir pour un homme de cette espèce, fait uniquement pour garder, et jamais pour posséder ? Je cherche l’amour, et je ne le vois pas.

Je te parle librement, parce que tu aimes ma naïveté, et que tu préfères mon air libre et ma sensibilité pour les plaisirs, à la pudeur feinte de mes compagnes.

Je t’ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue ; que la nature se dédommage de ses pertes ; qu’elle a des ressources qui réparent le désavantage de leur condition ; qu’on peut bien cesser d’être homme, mais non pas d’être sensible ; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où l’on ne fait, pour ainsi dire, que changer de plaisirs.

Si cela étoit, je trouverois Zélide moins à plaindre ; c’est quelque chose de vivre avec des gens moins malheureux.

Donne-moi tes ordres là-dessus, et fais-moi savoir si tu veux que le mariage s’accomplisse dans le sérail. Adieu.

Du sérail d’Ispahan, le 5 de la lune de Chalval, 1713.