Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/134

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tinrent jamais un propos suivi, et elles coupèrent, comme des parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux-tu que je te dise ? La réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne sais comment tu as fait pour y parvenir. Il me vient dans l’idée une chose, reprit l’autre : travaillons de concert à nous donner de l’esprit ; associons-nous pour cela. Nous nous dirons chacun tous les jours de quoi nous devons parler ; et nous nous secourrons si bien que, si quelqu’un vient nous interrompre au milieu de nos idées, nous l’attirerons nous-mêmes ; et, s’il ne veut pas venir de bon gré, nous lui ferons violence. Nous conviendrons des endroits où il faudra approuver, de ceux où il faudra sourire, des autres où il faudra rire tout à fait et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton à toutes les conversations, et qu’on admirera la vivacité de notre esprit et le bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par des signes de tête mutuels. Tu brilleras aujourd’hui, demain tu seras mon second. J’entrerai avec toi dans une maison, et je m’écrierai en te montrant : Il faut que je vous dise une réponse bien plaisante que Monsieur vient de faire à un homme que nous avons trouvé dans la rue ; et je me tournerai vers toi ; Il ne s’y attendoit pas, il a été bien étonné. Je réciterai quelques-uns de mes vers, et tu diras : J’y étois quand il les fit ; c’étoit dans un souper, et il ne rêva pas un moment. Souvent même nous nous raillerons, toi et moi, et l’on dira : Voyez comme ils s’attaquent, comme ils se défendent ; Ils ne s’épargnent pas ; voyons comment il sortira de là ; à merveille ! Quelle présence d’esprit ! Voilà une véritable bataille. Mais on ne dira pas que nous nous étions