Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/141

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je suis en France, je n’ai pas ouï parler de cette charge. Quoi ! vous ne savez pas ce que c’est qu’un casuiste ? Eh bien ! écoutez, je vais vous en donner une idée qui ne vous laissera rien à désirer. Il y a deux sortes de péchés : de mortels, qui excluent absolument du Paradis ; de véniels, qui offensent Dieu à la vérité, mais ne l’irritent pas au point de nous priver de la béatitude. Or tout notre art consiste à bien distinguer ces deux sortes de péchés : car, à la réserve de quelques libertins, tous les chrétiens veulent gagner le Paradis ; mais il n’y a guères personne qui ne le veuille gagner à meilleur marché qu’il est possible. Quand on connoît bien les péchés mortels, on tâche de ne pas commettre de ceux-là, et l’on fait son affaire. Il y a des hommes qui n’aspirent pas à une si grande perfection, et, comme ils n’ont point d’ambition, ils ne se soucient pas des premières places : aussi ils entrent en paradis le plus juste qu’ils peuvent ; pourvu qu’ils y soient, cela leur suffit : leur but est de n’en faire ni plus ni moins. Ce sont des gens qui ravissent le ciel, plutôt qu’ils ne l’obtiennent, et qui disent à Dieu : Seigneur, j’ai accompli les conditions à la rigueur ; vous ne pouvez vous empêcher de tenir vos promesses : comme je n’en ai pas fait plus que vous n’en avez demandé, je vous dispense de m’en accorder plus que vous n’en avez promis.

Nous sommes donc des gens nécessaires, Monsieur. Ce n’est pas tout pourtant ; vous allez bien voir autre chose. L’action ne fait pas le crime, c’est la connoissance de celui qui la commet : celui qui fait un mal, tandis qu’il peut croire que ce n’en est pas un, est en sûreté de conscience ; et comme il y a un nombre infini d’actions