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LETTRE lxi.

Usbek à Rhédi.
À Venise.


J’entrai l’autre jour dans une église fameuse qu’on appelle Notre-Dame : pendant que j’admirois ce superbe édifice, j’eus occasion de m’entretenir avec un ecclésiastique que la curiosité y avoit attiré comme moi. La conversation tomba sur la tranquillité de sa profession. La plupart des gens, me dit-il, envient le bonheur de notre état, et ils ont raison : cependant il a ses désagréments ; nous ne sommes point si séparés du monde que nous n’y soyons appelés en mille occasions : là, nous avons un rôle très-difficile à soutenir.

Les gens du monde sont étonnants ; ils ne peuvent souffrir notre approbation, ni nos censures ; si nous les voulons corriger, ils nous trouvent ridicules ; si nous les approuvons, ils nous regardent comme des gens au-dessous de notre caractère. Il n’y a rien de si humiliant que de penser qu’on a scandalisé les impies mêmes ; nous sommes donc obligés de tenir une conduite équivoque, et d’imposer aux libertins, non pas par un caractère décidé, mais par l’incertitude où nous les mettons de la manière dont nous recevons leurs discours. Il faut avoir beaucoup d’esprit pour cela ; cet état de neutralité est difficile : les gens du monde, qui hasardent tout, qui se livrent à toutes leurs saillies, qui, selon le succès, les poussent ou les abandonnent, réussissent bien mieux.