Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/149

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Ce n’est pas tout : cet état si heureux et si tranquille, que l’on vante tant, nous ne le conservons pas dans le monde. Dès que nous y paroissons, on nous fait disputer ; on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l’utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du jeûne à un autre qui a nié toute sa vie l’immortalité de l’âme : l’entreprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous. Il y a plus : une certaine envie d’attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse, et est pour ainsi dire attachée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on voyoit les Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le visage des Africains. Nous troublons l’État, nous nous tourmentons nous-mêmes, pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux, et nous ressemblons à ce conquérant de la Chine qui poussa ses sujets à une révolte générale pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux ou les ongles.

Le zèle même que nous avons pour faire remplir à ceux dont nous sommes chargés les devoirs de notre sainte religion, est souvent dangereux, et il ne sauroit être accompagné de trop de prudence. Un empereur nommé Théodose fit passer au fil de l’épée tous les habitants d’une ville, même les femmes et les enfants : s’étant ensuite présenté pour entrer dans une église, un évêque nommé Ambroise lui fit fermer les portes, comme à un meurtrier et un sacrilège ; et en cela, il fit une action héroïque. Cet empereur, ayant ensuite fait la pénitence qu’un tel crime exigeoit, étant admis dans l’église, s’alla placer parmi les prêtres ; le même évêque l’en fit sortir, et en