Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/156

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maître qu’elles n’y fussent appelées ; elles recevoient cette grâce avec joie et s’en voyoient privées sans se plaindre. Enfin, moi, qui étois le dernier des noirs dans ce sérail tranquille, j’étois mille fois plus respecté que je ne le suis dans le tien, où je les commande tous.

Dès que ce grand eunuque eut connu mon génie, il tourna les yeux de mon côté ; il parla de moi à mon maître, comme d’un homme capable de travailler selon ses vues, et de lui succéder dans le poste qu’il remplissoit ; il ne fut point étonné de ma grande jeunesse, il crut que mon attention me tiendroit lieu d’expérience. Que te dirai-je ? je fis tant de progrès dans sa confiance qu’il ne faisoit plus difficulté de mettre dans mes mains les clefs des lieux terribles qu’il gardoit depuis si longtemps. C’est sous ce grand maître que j’appris l’art difficile de commander, et que je me formai aux maximes d’un gouvernement inflexible : j’étudiai sous lui le cœur des femmes ; il m’apprit à profiter de leurs faiblesses et à ne point m’étonner de leurs hauteurs. Souvent il se plaisoit de me les faire exercer même, et de les conduire jusqu’au dernier retranchement de l’obéissance ; il les faisoit ensuite revenir insensiblement, et vouloit que je parusse pour quelque temps plier moi-même. Mais il falloit le voir dans ces moments où il les trouvoit tout près du désespoir, entre les prières et les reproches : il soutenoit leurs larmes sans s’émouvoir. Voilà, disoit-il d’un air content, comment il faut gouverner les femmes. Leur nombre ne m’embarrasse pas : je conduirois de même toutes celles de notre grand monarque. Comment un homme peut-il espérer de captiver leur cœur, si ses fidèles