Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/54

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jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable par son âge et par une longue vertu. Il n’avoit pas voulu se trouver à cette assemblée ; il s’étoit retiré dans sa maison, le cœur serré de tristesse.

Lorsqu’on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix qu’on avoit fait de lui : À Dieu ne plaise, dit-il, que je fasse ce tort aux Troglodytes, que l’on puisse croire qu’il n’y a personne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la couronne, et, si vous le voulez absolument, il faudra bien que je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd’hui assujettis. À ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. Malheureux jour ! disoit-il ; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il s’écria d’une voix sévère : Je vois bien ce que c’est, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux, malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paroît trop dur : vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais. Et que prétendez-vous que je fasse ? Comment se peut-il que je commande quelque chose à un Troglodyte ? Voulez-vous qu’il fasse une action vertueuse parce que je la lui commande, lui qui la feroit tout de même sans moi, et par le seul