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LETTRE XIX.

USBEK À SON AMI RUSTAN.
À Ispahan.


Nous n’avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-cinq jours de marche, nous sommes arrivés à Smyrne.

De Tocat à Smyrne, on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu’on la nomme. J’ai vu avec étonnement la foiblesse de l’empire des Osmanlins. Ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux et tempéré, mais par des remèdes violents, qui l’épuisent et le minent sans cesse.

Les pachas, qui n’obtiennent leurs emplois qu’à force d’argent, entrent ruinés dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête. Une milice insolente n’est soumise qu’à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes désertes, les campagnes désolées, la culture des terres et le commerce entièrement abandonnés.

L’impunité règne dans ce gouvernement sévère : les chrétiens qui cultivent les terres, les juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille violences.

La propriété des terres est incertaine, et, par conséquent, l’ardeur de les faire valoir ralentie : il n’y a ni titre, ni possession, qui vaillent contre le caprice de ceux qui gouvernent.

Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu’ils ont négligé jusques à l’art militaire. Pendant que les nations d’Europe se raffinent tous les